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aussi complètement isolée du monde que la vôtre, M. Heathcliff ; et cependant j’ose dire que, entouré par votre famille, et avec votre aimable dame comme le génie présidant à votre maison et à votre cœur…

— Mon aimable dame ! m’interrompit-il avec un ricanement. Et où est-elle, je vous prie, mon aimable dame ?

— Madame Heathcliff, votre femme, je veux dire.

— Ah bien ! oh ! vous vouliez insinuer que son esprit a pris la fonction d’un ange providentiel et garde la fortune de Wuthering-Heights maintenant que son corps n’y est plus ? Est-ce cela ?

Apercevant ma faute, je tentai de la corriger. J’aurais dû voir qu’il y avait une trop grande disproportion dans l’âge des deux parties pour qu’il fût vraisemblable de les croire mari et femme. L’un avait près de quarante ans : une période de vigueur intellectuelle où il est rare que les hommes se complaisent dans l’illusion de faire des mariages d’amour avec des jeunes filles : c’est un rêve qui leur est réservé pour les consoler plus tard dans le déclin de leurs années. L’autre n’avait pas l’air d’avoir encore dix-sept ans.

Alors une idée passa dans mon esprit comme un éclair : ce gaillard derrière mon épaule, en train de boire son thé dans une assiette et de manger son pain avec des mains sales, ce devait être son mari, Heathcliff junior, naturellement. « Voilà la conséquence de s’enterrer vivant : elle se sera jetée sur ce rustre faute de savoir qu’il y eut au monde de meilleurs partis. Une vraie pitié : je dois trouver un moyen de l’amener à regretter son choix ! » Cette dernière réflexion pourra sembler vaniteuse. Elle ne l’était pas : mon voisin me frappait par quelque chose de presque repoussant ; et je savais par expérience que j’étais pour ma part très tolérablement attrayant.