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que vous, lorsque mon temps sera venu ; mais j’attendrai le moment et je ne le devancerai pas. »

Il me demanda si je voulais lui pardonner sa pensée égoïste, et sceller mon pardon d’un baiser.

Je le priai de m’excuser ; car je n’avais nulle envie de l’embrasser.

Alors il s’écria que j’étais une petite créature bien dure ; et il ajouta que toute autre femme aurait fondu en larmes, en entendant de semblables strophes à sa louange.

Je lui déclarai que j’étais naturellement dure et inflexible, qu’il aurait de nombreuses occasions de le voir, et que, du reste, j’étais décidée à lui montrer bien des côtés bizarres de ma nature, pendant les quatre semaines qui allaient venir, afin qu’il sût à quoi il s’engageait, alors qu’il était encore temps de se rétracter.

Il me demanda de rester tranquille et de parler raisonnablement.

Je lui répondis que je voulais bien rester tranquille, mais que je me flattais de parler raisonnablement.

Il s’agita sur sa chaise et laissa échapper des mouvements d’impatience. « Très bien, pensai-je ; vous pouvez vous remuer et vous mettre en colère, si cela vous plaît ; mais je suis persuadée que c’est là la meilleure conduite à tenir avec vous. Je vous aime plus que je ne puis le dire ; mais je ne veux pas tomber dans une exagération de sentiment ; je veux, par l’aigreur de mes réponses, vous éloigner du précipice, et maintenir entre vous et moi une distance qui sera favorable à tous deux. »

Peu à peu il arriva à une grande irritation ; lorsqu’il se fut retiré dans un coin obscur, tout au bout de la chambre, je me levai, et je dis de ma voix ordinaire et avec mon respect accoutumé :

« Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur ! » Puis je gagnai la porte de côté et je sortis.

Je continuai le même système pendant les quatre semaines d’épreuve, et j’eus un succès complet. Il était souvent rude et de mauvaise humeur ; néanmoins je voyais bien qu’il se maintenait dans d’excellentes dispositions : la soumission d’un agneau, la sensibilité d’une tourterelle auraient mieux nourri son despotisme ; mais cette conduite plaisait à son jugement, satisfaisait sa raison, et même était plus en harmonie avec ses goûts.

Devant les étrangers, j’étais comme autrefois calme et respectueuse : une conduite différente eût été déplacée ; c’était seulement dans les conversations du soir que je l’irritais et l’affligeais