Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Vous n’en manquez pas non plus, Éliza, lui répondis-je, mais je pense qu’avant une année votre bon sens sera enfermé dans les murs d’un couvent français… Du reste, ces choses ne me regardent pas, et, si cela vous convient, peu m’importe.

— Vous avez raison, » reprit-elle ; et chacune de nous prit une route différente.

Comme je n’aurai plus occasion de parler ni d’elle ni de sa sœur, j’avertirai tout de suite le lecteur que Georgiana épousa un vieux noble très riche et qu’Éliza prit le voile ; elle est maintenant au prieuré du couvent où eut lieu son noviciat, et qu’elle dota de sa fortune.

Je ne connaissais pas encore les sensations qu’on éprouve en retournant chez soi après une absence. Je savais ce que j’avais éprouvé dans mon enfance quand je rentrais à Gateshead après une longue promenade, pour y être grondée, à cause de ma mine froide et triste ; plus tard, lorsque je revenais de l’église, à Lowood, je désirais un repas nourrissant et un bon feu, et je ne pouvais avoir ni l’un ni l’autre ; les retours n’avaient rien de très agréable ; je n’étais pas attirée vers ma demeure par un de ces aimants dont la force attractive augmente à mesure que l’objet approche ; je ne savais pas encore l’effet que devait me produire le retour à Thornfield.

Mon voyage me sembla très ennuyeux : il fallait faire cinquante milles le premier jour, autant le second, et passer une nuit à l’hôtel. Pendant les douze premières heures, je pensai aux derniers moments de Mme Reed ; je voyais sa figure pâle et décomposée ; j’entendais sa voix altérée ; je me rappelais le jour des funérailles, le cercueil, le corbillard, la longue file des fermiers et des serviteurs, le petit nombre de parents, les caveaux lugubres, l’église silencieuse, le service solennel. Puis, je songeai à Éliza et à Georgiana ; je voyais l’une s’étalant dans un bal, l’autre enfermée dans la cellule d’un couvent, et je méditais en moi-même les particularités de leurs personnes et de leurs caractères. Le soir, j’arrivai à la ville de… Mes pensées s’évanouirent, et, pendant la nuit, mon imagination se reporta sur tout autre chose ; étendue sur mon lit de voyage, j’oubliai le passé pour songer à l’avenir.

Je retournais à Thornfield, mais pour combien de temps ? j’étais persuadée que mon séjour n’y serait pas long. J’avais reçu une lettre de Mme Fairfax. Elle m’apprenait que les invités de M. Rochester venaient de quitter le château ; M. Rochester était à Londres depuis trois semaines, mais il devait revenir dans une quinzaine de jours ; Mme Fairfax me disait qu’il était allé faire