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L’ŒUVRE DE SOCRATE

par l’utile est toujours présente à la pensée de Socrate. Et, il ne faut pas s’y tromper, il ne donne pas à ce mot d’utile cette signification très générale suivant laquelle, dans toute doctrine morale, le bien et l’utile, s’ils ne se confondent pas, se touchent inévitablement. Car dans quel système pourrait-on concevoir que le bien ne soit pas utile à quelque degré ou en quelque façon ? Comment pourrait-on dire d’une chose qu’elle est bonne, si elle ne procurait pas quelque avantage à celui qui la possède ? L’idée du bien implique donc nécessairement, en un sens, l’idée de l’utile : pour toute morale, le bien, c’est, peut-on dire, l’utilité suprême. Mais il faut bien prendre garde qu’il n’y a rien de tel chez Socrate. Quand il dit que le bien, c’est l’utile, il prend ce mot dans l’acception courante, il lui donne la signification qu’on lui attribue vulgairement. Socrate est donc un utilitaire, dans le sens strict et précis du mot. De sorte que, dans sa doctrine, le bien, défini par l’utile, ne diffère pas beaucoup du plaisir ou de l’agréable. C’est ainsi que, dans les Mémorables (III, 8), Socrate, à une question qu’Aristippe lui posait pour l’embarrasser, répond : « Qu’entends-tu par bon ? Si tu entends par là, non pas ce qui est bon en vue de telle ou telle chose, mais ce qui n’est bon à rien (c’est-à-dire le bien en soi), je ne le connais pas, et je n’ai pas besoin de le connaître » (Ἐι γ’ ἐρῶτας με εἴ τι ἀγαθόν ἐστιν, οὔτ’ οἶδα οὔτε δέομαι.). Et la suite de l’entretien nous montre clairement qu’aux yeux de Socrate, le bien, c’est ce qui est approprié à une certaine fin. Cela nous est, du reste, très nettement confirmé par la façon dont Socrate parle des différentes vertus, et par les indications que nous trouvons à ce sujet dans les Mémorables. Le courage est utile, car il est la connaissance des choses qu’il faut craindre et de celles qu’il faut éviter. De même, dans le Protagoras, le courage est défini comme un moyen des plus efficaces pour s’assurer certains avantages et pour préserver sa vie. La justice, à son tour, n’est pas considérée par Socrate comme ayant une valeur propre, mais comme étant un moyen de gagner la confiance et l’estime de ses contemporains ; l’amitié n’est pas louée pour ce qu’elle peut avoir de noble et d’élevé, mais pour l’avantage qu’elle présente, en tant qu’elle nous donne un allié, un protecteur fidèle, qui travaille à notre bonheur. La maîtrise de soi,