Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
31
PROTAGORAS ET DÉMOCRITE

Briser ce lien était à la vérité une grande hardiesse : c’était une sorte de scandale logique : cela signifiait qu’on peut penser ce qui n’est pas. Une telle audace est peut-être moins étonnante chez un philosophe qui proclamait ouvertement la réalité du non-être ou du vide, du μηδέν aussi bien que du δέν ; il y a du vide aussi dans la pensée (ϰενοπάθεια). En tout cas, il est peut-être curieux de remarquer que le sujet a été pour la première fois posé en opposition avec l’objet par un philosophe qui voulait échapper aux conséquences mises en lumière par Protagoras. C’est un dogmatiste qui a rompu l’unité de l’être et de la pensée : c’est pour se défendre contre les négations du sophiste que le dogmatisme a forgé l’arme que le scepticisme devait tant de fois retourner contre lui. — Il y a une lointaine ressemblance entre Démocrite, inventant la théorie de la distinction des qualités primaires et secondaires, pour vaincre le phénoménisme de Protagoras, et Thomas Reid, reprenant cette même distinction pour échapper au phénoménisme de Hume.

Si la sensation, comme nous venons de le voir, était déclarée insuffisante, il fallait bien y joindre un autre procédé de connaissance : ce fut le raisonnement, le même λόγος dont les philosophies antérieures avaient aussi fait usage sans le définir exactement. Démocrite fit comme eux, et ne parvint peut-être pas à concilier cette théorie, nécessaire pour son système, avec son explication physique de la connaissance (Natorp, Forsch., p. 164, et Archiv f. G. d. Phil., p. 348). Quoi qu’il en soit, Démocrite affirma l’existence réelle ἐτεῇ de deux choses : l’atome et le vide (Sext., Hyp. pyr., I, 214 : ἐτεῇ δὲ ἄτομα ϰαὶ ϰενόν· ἐτεῇ μὲν γὰρ λέγει ἀντὶ τοῦ ἀληθείᾳ. Quant au mouvement, Démocrite n’avait pas besoin ici d’en affirmer l’existence, puisqu’elle était reconnue par l’adversaire qu’il combattait. Il montra seulement que le mouvement ne suffisait pas, comme le croyaient Héraclite et Protagoras, à tout expliquer : il fallait y joindre un principe de stabilité, l’atome, et une condition également indispensable pour la conception de l’atome et celle du mouvement, le vide. Dès lors, ce qu’on a appelé plus tard les qualités primaires des corps, propriétés essentielles des atomes, connues non par les sens, mais au fond pures conceptions mathématiques, la