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antique comme abrogée par la morale moderne, qui seule mériterait le nom de morale. Et c’est pourquoi les modernes s’entendent pour la définir la science du devoir ou la recherche de la règle des mœurs. Cette dernière conception nous est devenue si familière, elle est si profondément entrée dans les esprits, que nous oublions de remarquer ce qui en résulte, et quelle exclut de la morale tous les philosophes anciens sans exception, depuis Socrate jusqu’à Marc-Aurèle, et qu’en fin de compte elle est une pétition de principe.

Il est une autre attitude à prendre. On peut se demander si, en posant la question dans les termes où l’on a coutume de le faire, les représentants de la morale moderne n’ont point fait une confusion entre le point de vue philosophique et le point de vue religieux ou théologique.

S’il est vrai que l’avènement du Christianisme a définitivement fait triompher dans le monde l’idée d’une morale fondée sur un commandement divin, il n’est que juste de remarquer son ancienneté. On la retrouve, plus ou moins explicite, dans toutes les religions primitives, entre autres dans la religion grecque. Sans doute, et bien avant que les philosophes eussent songé à spéculer sur la conduite humaine, les religions avaient plié les esprits à dériver les préceptes de la morale d’une volonté divine, et à se figurer cette volonté par analogie avec la volonté d’un législateur ou d’un roi. Que l’idée de devoir soit essentiellement une idée religieuse ou de forme religieuse, c’est ce qu’il paraît difficile de contester si l’on songe que c’est seulement au point de vue religieux, et particulièrement au point de vue d’une religion révélée, que peut être présenté avec clarté et défini avec précision le principe du devoir. Dieu, par des intermédiaires ou directement, fait connaître ses ordres. Il s’engage à récompenser ou à punir, selon que ses ordres auront été observés ou transgressés. Le devoir, ainsi entendu, repose sur un contrat : c’est une dette, et tel est bien le sens véritable et originel du mot devoir. Il y a ainsi comme une alliance entre un Dieu et son peuple, un engagement synallagmatique qui les lie l’un à l’autre. Rien de plus simple ni de plus clair. Rien de plus propre à frapper les imaginations. Cette conception est, d’ailleurs, parfaitement cohérente.