Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/527

Cette page n’a pas encore été corrigée

de définir le souverain bien. Tous le cherchent : mais, nulle part, il ne vient à l’esprit de le séparer du bonheur. Car que serait un bien qui n’offrirait à son possesseur ni agrément ni avantage ?

Les choses étant ainsi, comment, dans ces diverses morales, une place pourrait-elle être faite à l’idée d’obligation ou à celle de devoir ? Ne serait-il pas absurde ou dérisoire d’aller dire à l’homme qu’il est obligé de faire ce qui lui est avantageux et de prendre un air comminatoire pour lui prescrire son propre bonheur ? Les deux idées d’obligation et de commandement ne sauraient avoir de raison d’être que dans une morale où le bien est distingué du bonheur. Et c’est, encore une fois, une distinction que les Grecs n’ont jamais faite.

De même que l’idée de devoir, les idées connexes, celles-là mêmes qui, pour la philosophie moderne, sont presque toute la morale, manquent entièrement à la philosophie ancienne. Un moderne ne songerait pas à fonder une morale sans faire appel à la conscience, sinon pour en tirer, comme on le fait souvent, la morale tout entière, du moins pour l’expliquer, en tout cas pour lui assigner un rôle considérable. Cependant, pas plus que le mot « devoir », celui de conscience n’a d’équivalent dans les langues grecque et latine. En vertu de la disposition si naturelle qui porte tous les historiens à retrouver, chez les anciens, leurs propres points de vue, à les interpréter d’après leurs doctrines, quand on rencontrait, chez les Stoïciens, par exemple, le mot suneidesis, ou, chez les Latins, le mot conscientia, on se plaisait naguère à leur donner une signification toute voisine du sens attaché par les modernes au terme conscience. Mais un peu d’attention suffit pour s’apercevoir qu’entre les vocables anciens et les idées qu’on s’efforce d’y retrouver il n’est décidément rien de commun. Ce n’est jamais en regardant en lui-même, par l’étude des faits intérieurs, que le Grec cherche à gouverner sa vie. Ses regards se portent toujours au dehors. C’est dans la nature, c’est dans la conformité à la nature, nullement dans une loi interne et dans la conformité à cette loi que la philosophie grecque cherche le bien. Un peu de réflexion suffit, d’ailleurs, à nous convaincre que c’est là encore une conséquence toute naturelle du point de vue précédemment indiqué. Là