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il n’en est véritablement rien. La matière n’est pas aux yeux des anciens comme à ceux des modernes identique aux corps, puisqu’il est chez les philosophes anciens une matière intelligible, et qu’ils définissent toujours le corps un composé de matière et de forme. De plus. les modernes ne conçoivent pour ainsi dire jamais la matière sans l’étendue. Si la célèbre définition cartésienne, qui réduit à l’étendue l’essence de la matière, ne compte guère aujourd’hui de partisans, il n’est cependant aujourd’hui presque personne qui, parlant de la matière, ne songe à l’étendue. Ce n’est pas tout. Le propre de la conception moderne de la matière est de l’envisager comme un être, une chose, une « substance » ; chez les anciens, elle était une limite, une réalité fuyante, indéterminée, une négation, un non-être. Ici encore, on le voit, les deux idées sont aussi opposées que possible. Cependant depuis Descartes les idées des modernes sur cette question se sont peu à peu modifiées. On s’est aperçu que cette prétendue chose ou substance échappait aux prises de l’entendement aussi bien qu’aux constatations de l’expérience. Avec un Leibnitz et un Kant, davantage encore avec les idéalistes du siècle actuel, on s’est rapproché, d’une conception, qui pour n’être pas identique à celle des anciens, s’en rapproche cependant d’une façon incontestable. Le développement de la pensée humaine se manifeste ici beaucoup moins par la suppression d’une idée ancienne que par une sorte de retour vers cette idée.

Si, maintenant, de ces considérations et de ces exemples d’ordre métaphysique, on passe à la morale, on retrouve encore, mais cette fois singulièrement plus marquée, la même opposition. Cette opposition porte sur les problèmes les plus essentiels de la science morale.

En effet, s’il est une idée qui semble fondamentale puisqu’elle entre souvent dans la définition même de la morale, c’est l’idée d’obligation, de devoir. Nombre de moralistes acceptent sans hésiter de définir la morale la science du devoir, et notre esprit moderne ne conçoit même point une morale qui ne tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas certains préceptes auxquels il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut bien y prendre garde, cette