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LA MORALE DE PLATON

qu’il soit bon, il faut qu’il participe de l’Idée du bien. On s’attendrait donc ici à voir Platon définir le bien en soi et rattacher ainsi, par un lien direct, la morale à la théorie des Idées. Mais au moment où nous croyons atteindre ce but, il nous échappe ; le philosophe nous dit que nous sommes dans le vestibule ou sur le seuil du souverain bien, ἐν προθύροις τοῦ ἀγαθοῦ. Il est impossible d’aller plus loin et nous sommes arrêtés à peu près de la même manière que dans le VIe livre de la République, au moment où une nécessité toute semblable contraint Socrate à rattacher sa théorie de la sagesse à la dernière de toutes les idées, τελευταία τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα. Dans ce passage de la République, le philosophe dit en propres termes que la raison humaine ne peut s’élever jusqu’à la définition du bien absolu. Les définitions qu’on en a données tantôt en disant qu’il est l’intelligence, tantôt en l’identifiant avec le plaisir, sont manifestement insuffisantes. Le bien en soi n’est pas le plaisir, puisqu’il y a des plaisirs mauvais, et quant à ceux qui le définissent par l’intelligence, il leur arrive une plaisante aventure. « Ils sont embarrassés pour expliquer ce que c’est que l’intelligence, et à la fin ils sont réduits à dire que c’est l’intelligence du bien… Sans doute c’est une chose plaisante de leur part de nous reprocher notre ignorance à l’égard du bien, et de nous en parler ensuite comme si nous le connaissions » (Rép., VI, 505, B). L’intelligence, pour Platon comme pour tous les Grecs, doit avoir un objet. On ne connaît pas ce qui n’est pas et, sans doute, on aurait bien surpris Platon si on lui eût parlé d’une pensée qui se donne à elle-même son objet, ou qui devient à elle-même son propre objet. L’intelligence ne saurait donc être par elle-même le bien absolu, et, pour être pensé, le bien doit exister en dehors et au-dessus d’elle. Or cette réalité suprême ne saurait être définie. La définir, en effet, ce serait la rattacher à une autre chose, en d’autres termes la mettre en relation avec une autre réalité et la faire dépendre d’elle. Elle cesserait donc d’être un absolu, ἀνυπόθετον, et de se suffire à elle-même, τι δ’ἱκανὸν τἀγαθόν. C’est peut-être ce que Platon veut dire en déclarant, dans un passage souvent cité et fort obscur, que l’Idée du bien est au-dessus de l’être (Rép., VI, 509, B), l’emportant de beaucoup par l’ancienneté et la puissance.