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PHILOSOPHIE ANCIENNE.

plus embarrassé les historiens et les critiques. Essayons, sans nous flatter d’y réussir, de dégager au moins ce qu’il y a d’essentiel dans cette théorie au point de vue de la morale de Platon.

Le mélange qu’il s’agit d’accomplir ne saurait se faire au hasard, il ne sera satisfaisant pour la raison, il n’aura de chance de durée que s’il présente certaines qualités et s’il est accompli selon certaines règles. En d’autres termes, pour

    à l’intelligence qui, on l’a vu ci-dessus, appartient au genre de la cause.

    Selon Rodier (Remarques sur le Philèbe, p. 63) les cinq termes en question ne seraient pas l’énumération des éléments du souverain bien, mais une classification des biens. Le premier terme représenterait la cause du mélange, l’ordre et l’harmonie ; le second serait le mélange même de l’intelligence et du plaisir puisqu’il est τέλειον καὶ ἱκανόν. Quant au troisième, le νοῦς, il serait vraiment la cause active par l’intermédiaire de laquelle s’accomplit la participation à l’Idée. C’est donc à elle que reviendrait en réalité le premier rang, quoique Platon, par ironie ou par dilettantisme, ne lui attribue que le troisième. Viendraient ensuite les sciences et les plaisirs, qui sont, comme la sagesse elle-même, des biens imparfaits et incomplets. Cette très ingénieuse interprétation nous paraît cependant appeler quelques réserves. D’abord on ne voit pas comment la classification des biens se rattacherait au reste du dialogue. Le but constant de Platon a été jusqu’ici de prouver que le souverain bien est un mélange, d’indiquer les éléments de ce mélange et de marquer la place qui revient à chacun. Comment croire que dans la conclusion il change brusquement de sujet et, au lieu de dénombrer les éléments du bien, nous présente tout à coup une liste des biens en général. D’ailleurs le texte dit formellement (64, C, D) que c’est dans le mélange, ἐν τῇ ξυμμίξει, que se découvrent les trois premiers éléments : beauté, mesure, vérité. En outre, le second, κτῆμα, n’est réellement τέλειον καὶ ἱκανόν que s’il possède aussi la vérité. Les trois Idées, en effet, sont inséparables et doivent être prises ensemble (65, A). Rien de plus simple, si le second terme désigne un des éléments du souverain bien tout naturellement complété par le troisième dans le mélange. Au contraire, si le second terme désigne un bien distinct, la vérité lui fait défaut, car elle appartient au troisième. La vérité et l’intelligence sont, en effet, selon la doctrine constante de Platon, ou identiques ou très voisines l’une de l’autre : νοῦς δὲ ἤτοι ταὐτὸν καὶ ἀλήθειά ἐστιν ἢ πάντων ὁμοιότατόν τε καὶ ἁληθέστατον (65, D). Or il a été dit précédemment que le mélange qui constitue le bien possède les trois caractères. En troisième lieu il serait bien singulier que Platon eût par ironie ou par dilettantisme refusé le premier rang, s’il lui appartenait réellement, pour ne lui attribuer que le troisième, à cette intelligence dont il célèbre si volontiers les mérites. Il semble, au contraire, qu’ici comme dans les textes que nous avons cités ci-dessus (note, p. 200), l’intelligence soit un principe dérivé des Idées, très voisin encore, mais inférieur. Cette interprétation est confirmée par le fait qu’aussitôt après il est question des fonctions de l’âme, τῆς ψυχῆς αὐτῆς (66, B) ; l’âme est distinguée du νοῦς et rapprochée de lui. Viennent enfin les biens du corps ou le plaisir, sans lesquels le souverain bien ne serait pas encore accompli.