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LA MORALE DE PLATON

pas d’objet. Ne faudra-t-il pas dire de même qu’un plaisir est faux, si, comme il arrive, par exemple dans le rêve, il se rapporte à un objet non existant ? L’erreur, quand il s’agit de l’opinion, consiste à rapporter inexactement une notion ou une image à un objet. Ne nous arrive-t-il pas de nous tromper quand nous comparons entre eux, au point de vue de l’intensité, deux plaisirs ou [deux douleurs, ou encore un plaisir et une douleur ? On dit du plaisir qu’il est grand ou petit, fort ou doux, lent ou rapide. On ne doit pas faire plus de difficulté à dire qu’il peut être vrai ou faux. Enfin on dira encore qu’il y a des plaisirs faux, si l’on songe que beaucoup d’hommes considèrent comme un plaisir la simple cessation de la douleur. Il y a là une erreur manifeste, non seulement parce qu’un tel état intermédiaire entre le plaisir et la douleur serait un repos, ce qui est contraire au principe de la mobilité universelle (43, A), mais encore surtout, parce que ce qui n’est, par définition, ni agréable ni pénible ne peut pas plus devenir agréable ou pénible qu’on ne peut faire de l’or ou de l’argent avec ce qui n’est ni l’un ni l’autre. On reconnaît ici l’argument que nous avons déjà rencontré sous une forme un peu différente dans le IXe livre de la République. C’est parce qu’ils ont défini le plaisir une cessation de douleur, que certains philosophes, que Platon ne nomme pas, mais où il est aisé de reconnaître Antisthène et les Cyniques, ont été amenés à soutenir cette thèse étrange que le plaisir n’existe pas du tout, qu’il est une pure illusion. Platon ne partage pas cette manière de voir, et on verra bientôt en quoi il s’en écarte, mais il les prend momentanément pour alliés (Philèbe, 44, D), car, inspirés par leur humeur chagrine et par un naturel qui n’est pas sans générosité, ils ont, partiellement au moins, rencontré la vérité. Quand on veut connaître une chose, il faut la considérer là où elle se manifeste avec le plus d’intensité. Si l’on veut connaître la nature de la dureté, il faudra examiner les substances les plus dures. De même, pour connaître le plaisir, il faut porter ses regards sur les cas où il se manifeste avec le plus de force. Or, de l’aveu de tout le monde, les plaisirs les plus vifs sont les plaisirs corporels, ceux de la faim, de la soif, et bien d’autres. Mais il est aisé de voir que ces plaisirs n’atteignent jamais