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PHILOSOPHIE ANCIENNE.

mouvement et l’ordonne. Le mélange ou le mixte est un composé de fini et d’infini. Tels sont, par exemple, la santé, l’harmonie musicale, les saisons, le plaisir lui-même, si on l’envisage dans l’ordre établi par la nature. Il semble bien qu’il y ait une correspondance complète entre cette théorie du Philèbe et celle qui est exposée dans le Timée. Le fini ou l’Idée est le modèle d’après lequel le Démiurge, ou cause ordonnatrice, façonne l’univers. L’intelligence appartient au genre de la cause[1]. Elle est une partie de cette âme royale, de cette intel-

    monde sensible. Non seulement Platon parle de la γένεσις εἰς οὐσίαν (26, D) et de la γεγενημένη οὐσία (27, B) ; mais c’est expressément le devenir qui s’explique par l’action de la cause : πάντα τὰ γιγνόμενα διά τινα αἰτίαν γίγνεσθαι… (Philèbe, 26, E) … τὰ γιγνόμενα καὶ ἐξ ῶν γίγνεται πάντα … (27, A). Enfin, raison décisive, à deux reprises il est dit que le mélange est produit par la cause : Τῆς ξυμμίξεως τούτων πρὸς ἄλληλα τὴν αἰτίαν… (23, D) τὴν δὲ τῆς μίξεως αἰτίαν (27, B) ; comme la cause dont il s’agit est, à n’en pas douter, l’intelligence ou l’âme universelle, βασιλικὸς νοῦς, βασιλικὴ ψυχή (30, D), il faudrait dire, si les Idées étaient un mélange de fini et d’infini, qu’elles sont produites ou engendrées par l’intelligence ou l’âme ou encore par le Démiurge. Ainsi, les Idées sont le principe des mixtes ; et entre elles, d’une part, et l’âme ou l’intelligence, d’autre part, il y a autant de différence et précisément la même qu’entre les παραδείγματα du Timée et l’âme universelle. Et comme il est dit expressément que la cause est distincte de l’effet et le précède (27, D), il faudrait définir l’âme et l’intelligence en dehors des Idées et avant elles. Rien ne paraît plus contraire à la lettre et à l’esprit du platonisme.

    Voilà pourquoi nous croyons avec Brandis, Susemihl, Bettig et Teichmüller que les Idées appartiennent au genre du πέρας. Comme, d’autre part, les deux autres principes reconnus dans le Timée, la génération et la matière, correspondent assez exactement au mixte et à l’infini, il est naturel de penser que les Idées sont à la cause ce que le modèle est à l’âme universelle.

  1. On peut se demander pourquoi Platon ajoute aux quatre genres un cinquième dont il ne fait, d’ailleurs aucun usage. Sans attacher trop d’importance à cette question, remarquons que le nombre cinq semble avoir pour lui, peut-être en souvenir de l’école pythagoricienne, une valeur particulière, surtout lorsqu’il s’agit de classer les formes générales des êtres. Dans le Sophiste (255, E), les grands genres sont au nombre de cinq : l’être, le mouvement et le repos, le même et l’autre. Dans le Timée (55, D), quand il se demande combien il y a de mondes, il déclare qu’il n’y en a qu’un seul, qu’il est absurde d’en admettre une infinité, mais que, si quelqu’un dit qu’il y en a cinq, son opinion méritera d’être examinée. Dans le Philèbe même (66, C), l’énumération des éléments du bien nous montre qu’ils sont au nombre de cinq : la mesure, la beauté, l’intelligence, la science et l’opinion vraie, et les plaisirs vrais. Dans la République (VIII, 544, A), les formes du gouvernement sont ramenées à cinq : aristocratie, timocratie, oligarchie, démocratie et tyrannie. Dans les Lois (IX, 864, A), les mobiles de nos actions sont ramenés à cinq : la colère, la crainte, l’amour du plaisir, l’erreur qui peut elle-même prendre deux formes distinctes. Ne peut-on conjecturer que,