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LA MORALE DE PLATON

opposition même, rendent impossibles toute fixité et toute stabilité. L’infini est ainsi ce qui change sans cesse, ce qu’on appellera plus tard la matière. La cause est ce qui produit le

    d’admettre que l’univers soit immobile et qu’il subsiste saint et auguste sans intelligence ; la preuve qu’il n’a pas cessé un instant de penser à l’être de Parménide, c’est qu’à la fin de la discussion on retrouve les expressions du début τὸ πᾶν (249, D, et 250, A). C’est d’ailleurs en ce sens que le mot παντελοῶς a été employé ailleurs par Platon. Le texte du Sophiste signifie donc seulement que le tout ou l’univers est animé et intelligent ; c’est la même doctrine que dans le Timée et dans le Philèbe. C’est donc à tort qu’on s’est si souvent servi de ces textes pour soutenir avec Lutoslawski que Platon avait à la fin de sa vie abandonné la théorie des Idées. Il l’affirme ici comme ailleurs et presque dans les mêmes termes. Comme ailleurs aussi il maintient une différence entre les Idées et l’intelligence ou l’âme.

    D’autre part les raisons invoquées par Zeller pour placer les Idées en dehors du πέρας ne nous semblent pas décisives. Platon, ayant besoin pour la suite de sa démonstration de faire intervenir l’Idée ou un principe intelligible, nous la présente ici sous la forme de la limite, parce que c’est précisément sous cet aspect qu’il devra l’envisager pour combattre les partisans du plaisir et montrer que le plaisir en raison de son indétermination ne saurait être le vrai bien. Un peu plus haut (Phil., 15, E) il a désigné l’élément intelligible par des termes empruntés encore aux mathématiques : ἑνάδας ou μονάδας, parce que, à ce moment, il avait besoin de considérer l’Idée comme un principe d’unité par opposition à la multiplicité indéfinie des êtres individuels. Et, dans ce passage, les exemples qu’il invoque montrent bien qu’il s’agit réellement des Idées et non pas de ces déterminations mathématiques qui sont intermédiaires entre l’intelligible et le sensible. À la fin du dialogue, selon l’interprétation adoptée par Zeller, l’Idée nous apparaîtra sous une forme encore différente : celle de la mesure, μέτρον, parce qu’à ce moment Platon aura besoin de l’envisager sous cet aspect pour expliquer l’harmonie du mélange qui constitue le souverain bien. De même, dans le Timée, l’Idée est représentée encore sous un autre aspect, celui du modèle immuable. Platon a bien le droit de représenter les Idées suivant les différents aspects qu’elles offrent, et elles en offrent un grand nombre puisque tout en vient ou s’y rattache. Suivant les besoins de sa démonstration, il choisit tantôt l’un, tantôt l’autre de ces points de vue.

    2o Tout autre est l’interprétation de Rodier dans sa savante étude intitulée « Remarques sur le Philèbe » (Revue des études anciennes, avril-juin 1900. Bordeaux, Paris). Il admet avec Zeller et pour les mêmes raisons que l’Idée n’appartient pas au genre du fini. C’est dans le genre mixte qu’il la fait rentrer ; elle est selon lui un μικτόν de πέρας et d’ἄπειρον. Il est bien possible que, dans le monde intelligible, comme l’indiquent certains textes d’Aristote, l’Idée soit un composé de fini et d’infini ; et peut-être, comme l’indique un passage d’Olympiodore, le πέρας et l’ἄπειρον s’entendent-ils dans un double sens. Mais ce qui nous paraît bien certain, c’est que, dans le passage en discussion du Philèbe, les mixtes dont il s’agit appartiennent uniquement au monde du devenir et par suite ne sauraient être les Idées. C’est ce que montre l’ensemble même de la discussion, car c’est pour définir le bien humain qui est un mélange dans le devenir que Platon distingue au début du dialogue les quatre genres de l’être. Tous les exemples qu’il cite, les saisons, la santé, la musique et bien d’autres sont empruntés au