Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
188
PHILOSOPHIE ANCIENNE.

l’âme à son état de pureté primitive. Ce sont les thèses défendues par Platon dans le Gorgias. Si on exprime la même idée en termes positifs, on dira, comme Platon dans la République, que l’homme juste est heureux, quoi qu’il advienne ; il est plus heureux que l’homme injuste, quelles que puissent être les apparences contraires. Pour bien faire éclater cette identité de la justice et du bonheur, il faudrait considérer la justice en elle-même et la séparer de tous les autres avantages qui l’accompagnent quelquefois, tels que la santé, la richesse, la noblesse et la bonne renommée. Il faudra même faire plus et considérer l’homme juste, non seulement comme dépourvu de tous les biens extérieurs, mais comme affligé de tous les maux, méconnu, calomnié, traîné en justice, condamné, les yeux brûlés ou supplicié sur une croix. Il faudra même aller plus loin, et à l’homme juste ainsi traité comparer l’homme injuste souillé de toutes les iniquités, mais impuni, triomphant, comblé de tous les biens que les hommes ont coutume de considérer comme les plus précieux. Même alors il faudra prouver que le sort de l’homme juste est plus enviable que celui de l’homme injuste, qu’il est plus heureux, qu’il n’hésitera pas à préférer sa destinée quand bien même il serait possible de commettre toutes les injustices impunément, quand bien même il posséderait l’anneau de Gygès ou le casque de Pluton qui rendait invisible celui qui le portait. Allons encore plus loin. La religion enseigne que les dieux punissent les coupables dans une autre vie, mais c’est aussi une croyance très répandue et accréditée par des poètes mal inspirés ou des devins intéressés qu’il est possible d’apaiser la colère des dieux par des prières, des sacrifices ou des offrandes. On peut ainsi les corrompre à prix d’or et acheter leur complicité, si bien qu’il n’y ait, ni sur la terre ni dans le ciel, aucun châtiment réservé aux coupables. Même s’il en était ainsi, il faudrait montrer que la justice, pour mériter son nom de bien, doit être encore préférée à l’injustice. Personne ne pensera qu’en posant ainsi le problème, Platon se soit fait la partie trop belle.

On ne dira pas non plus qu’il a pour les besoins de sa cause affaibli les arguments de ses adversaires ; il les présente