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LA MORALE DE PLATON

sont une seule et même chose (Prot., 354, E ; 358, A sqq.) ; ce n’est pas là un détail sans importance, c’est au contraire le principe sur lequel repose toute la démonstration de Socrate. Or il est en contradiction formelle avec le passage du Gorgias (500, B) et avec tout l’enseignement ultérieur de Platon. Il faut en conclure, comme nous le disions, qu’à l’époque où Platon écrit le Protagoras, il cherche encore les vrais principes de sa morale, mais qu’il aperçoit déjà l’insuffisance de la thèse socratique. Dans le Ménon, la même discussion est reprise presque dans les mêmes termes et avec les mêmes exemples ; mais cette fois Platon ne laisse pas indécise la question de savoir si la vertu peut être enseignée ; il prend parti pour la négative, et, faisant un pas de plus, il déclare que la vertu est non une science, mais une opinion. On peut aller d’Athènes à Larisse sans connaître le chemin, par simples conjectures ; de même il est possible de pratiquer la vertu sans avoir acquis aucune science, par une sorte de divination analogue à celle des devins ou des inspirés. On sait quelle place tient dans la doctrine de Platon cette théorie de l’opinion vraie, intermédiaire entre la science et l’ignorance. Tout en distinguant soigneusement l’opinion de la science, Platon la considère souvent comme lui étant équivalente et pouvant dans bien des cas la remplacer. La vertu est donc possible sans intelligence, et c’est ce qui est dit formellement dans la définition qui termine le Ménon : Ἀρετὴ ἂν εἴη οὔτε φύσει οὐτε διδακτόν, ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ παραγιγνομένη ἄνευ νοῦ (99, E). Par cette définition, Platon se sépare définitivement de son maître. La vertu n’appartient plus à la seule raison, puisque nous voyons intervenir ici la spontanéité et la faveur divines, nous sommes déjà loin de la théorie toute rationaliste de Socrate.

Si la vertu n’est plus une science, il devient nécessaire d’en donner une définition nouvelle. L’opinion, en effet, n’est pas, comme la science, une et invariable ; elle est au contraire multiple et changeante, et elle peut être fausse. Aussi Platon cherche-t-il dans la République à fonder la vertu sur un autre principe. C’est ici qu’on voit apparaître une conception toute nouvelle que tous les philosophes grecs, les stoïciens aussi bien qu’Aristote, conserveront et que les moralistes modernes répéteront aussi sous différentes formes. C’est la théorie de