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PHILOSOPHIE ANCIENNE

De même que Platon, en écrivant les Lois, n’abandonne pas ses conceptions politiques, à plus forte raison, il est aisé d’admettre qu’il ait passé sous silence, sans pour cela y renoncer davantage, ses conceptions métaphysiques ; il n’y avait pas lieu de parler dans cet ouvrage de la théorie des Idées.

Mais ce n’est pas seulement le sujet qu’il traite, c’est aussi la manière dont il le traite et les personnages qu’il met en scène, qui l’obligeaient à laisser à l’écart ses grandes théories philosophiques. On sait que les personnages du dialogue sont un étranger athénien (au témoignage de Cicéron [De Legibus, I, v, 15], c’est Platon lui-même) et deux vieillards, Clinias et Mégille, l’un crétois, l’autre lacédémonien, choisis sans doute parce que, de toutes les constitutions des villes grecques, celles de Lacédémone et de Cnosos étaient celles qui s’écartaient le moins de l’idéal platonicien. Or ces deux vieillards sont doués d’une grande expérience politique, mais ils sont totalement étrangers à la philosophie. Nous voyons, en effet, par des textes formels, qu’ils n’entendent rien à la peinture (769, B), ni, chose plus extraordinaire pour des Grecs, à la musique, qu’ils connaissent moins que la gymnastique (673, C). L’un d’eux, le Crétois Clinias connaît à peine Homère (680, C). Quand Platon, par les nécessités de la discussion, est amené à leur exposer des distinctions philosophiques très élémentaires, comme celle du θύμος et de ἐπιθυμία, ils ont peine à les suivre (644, D), et il faut toutes sortes de préparations pour les amener à entendre une chose si simple. À plusieurs reprises, Platon fait allusion à l’inexpérience philosophique de ses amis (818, E ; 866, C), et il marque la différence entre lui-même, rompu comme il est aux exercices dialectiques, et ses interlocuteurs (673, C ; 968, B).

Lorsque, au Xe livre, il est forcé d’entrer dans une discussion un peu abstraite, touchant l’existence des dieux, par égard pour ses interlocuteurs, il change tout à coup la marche du dialogue, il cesse de les interroger, parce qu’il les sait incapables de lui répondre, il parle en son propre nom, ou comme s’il ne pouvait renoncer tout à fait à l’habitude du dialogue, il introduit un personnage secondaire, un jeune homme auquel il adresse des remontrances et dont il veut redresser les préjugés. L’intention de Platon est ici très nette-