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PHILOSOPHIE ANCIENNE

l’Idée, il n’est rien de réel. La différence entre le monde sensible et le monde intelligible est toujours comparée à celle du modèle et de la copie. Or la copie est, en un sens, identique au modèle. Car, si elle contenait quelque chose qui en différât, elle cesserait par cela même d’être copie. Il faut pourtant convenir que ces deux mondes restent deux et qu’une différence subsiste. Laquelle ? Voici notre opinion. Dans le monde intelligible, les Idées existent, séparées les unes des autres, sans mélange, absolument pures. Et, s’il ne nous était pas encore défendu de parler la langue d’Aristote, nous dirions qu’elles sont aptes à participer les unes des autres, mais qu’elles ne participent pas en acte. Dans le monde du devenir, au contraire, cette participation a lieu. Les Idées se mêlent les unes aux autres, ou bien conformément aux règles déterminées par la Dialectique (et c’est ce qui arrive quand la nécessité obéit à la voix persuasive de l’intelligence), ou bien, au contraire, dans une extrême confusion. Et alors, toutes les qualités apparaissent pour disparaître aussitôt. Et c’est le chaos. Et l’on peut dire du chaos qu’il est à la limite du monde réel. Mais il est, lui aussi, composé des mêmes Idées et des mêmes éléments.

Bref la matière de Platon est un principe difficile à définir. Elle est la possibilité de former toutes les combinaisons. C’est ce que Platon exprime en son langage quand il l’appelle l’idée de l’Autre, c’est-à-dire, du mouvement, ou, ce qui revient au même, du changement perpétuel. C’est en ce sens que la matière, comme il est dit expressément dans le Timée, participe de l’intelligible. Cette conception, qui fait de la matière le principe du monde sensible, au lieu d’une substance immuable comme chez les modernes, une chose toujours en mouvement, se retrouvera dans toute l’histoire de la pensée grecque. La matière de Platon, en effet, n’est guère différente de celle d’Héraclite. Et celle-ci peut être comparée au Protée de la mythologie hellénique qui revêt successivement toutes les formes. Cette matière, d’autre part, réapparaîtra bientôt dans la substance aristotélique qui se définira, elle aussi, par sa relation avec l’idée ou l’acte, auquel elle devra tout ce qu’elle aura d’apparente réalité.