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liaisons. (En sortant.) Sommelier, mon absinthe !

VOIX, en dehors. Boûm !


Scène II

TRISTAN, seul, jetant négligemment les ciseaux sur la table.

Une liaison qui commence, dit ce brave Gaspard ?… Le fait est qu’on peut s’y tromper, et que voilà un dénouement qui ressemble beaucoup à une exposition !… Pauvre Georgette ! est-ce ma faute si je ne l’aime plus… d’amour ?… car, en ami… toujours !… Mais, en conscience, après deux ans, elle ne peut se plaindre !… On a tort de rester avec une femme si longtemps que ça !… On s’acoquine, on se fait des habitudes. Je sais bien que ça a un certain charme… mais ça ne mène à rien… au contraire ! On a tous les inconvénients du mariage sans en avoir les agréments. Par exemple, j’avais beau dire, elle se faisait appeler madame Tristan dans le quartier… C’est ennuyeux, ça gêne, ça fait du tort près des autres femmes !… Et puis un beau jour, elle aurait fini par me dire : « Mon ami, il faudrait régulariser notre position, elle est bien fausse !… J’ai été obligée de refuser à dîner chez la dame du troisième, qui m’a dit : « Venez donc avec votre mari !… » Et à force de s’entendre corner ça aux oreilles, moitié par lassitude, moitié par insouciance, un beau matin, on va importuner le maire de son arrondissement, et voilà un jeune homme confisqué, un avenir perdu !… Pas de ça !… Quand on fait tant que de se marier, il faut au moins que ça serve à quelque chose. Cette bonne Georgette ! j’aurais peut-être dû l’avertir… mais, ma foi, je n’ai pas osé… Et puis je déteste les cris, les jérémiades, les colères… Mon Dieu, à quoi bon s’arracher les yeux ? ça ne profite qu’aux oculistes.

Air de la Fiole de Cagliostro.

Allons, ma belle.
Point de querelle !
Séparons-nous… tout finit ici-bas.
Si d’une chaîne
Le poids me gêne,
Je la dénoue et ne la brise pas.
Qu’un gai repas aujourd’hui nous rassemble,
Couvrons de roses un épineux sentier,
Et que du moins, en le passant ensemble,
Le dernier jour ait l’éclat du premier.

(Il tire une lettre de sa poche.)
Par ce message

Qui me dégage,
En m’éloignant, je lui fais tout savoir.
Cruelle lettre,
Tu vas peut-être
Coûter des pleurs que je ne veux pas voir.
J’éprouve, hélas ! un trouble involontaire
En me disant : C’est la dernière fois !
Doux souvenirs, silence ! il faut vous taire !
La raison parle, et j’écoute sa voix !
Allons, ma belle.
Point de querelle.
Séparons-nous ; tout finit ici-bas !
Si d’une chaîne
Le poids me gêne,
Je la dénoue et ne la brise pas !



Scène III

TRISTAN, GASPARD.

GASPARD, entrant.[1] L’absinthe demandée… voilà !

TRISTAN. Ah ! c’est bien heureux ! (Il s’assied devant le verre d’absinthe.)

GASPARD. Et le journal ?

TRISTAN, prenant le journal. Lisant. « Rien en rade… » Hein ?… (Il regarde le titre.) Bon ! c’est le Courrier du Havre.

GASPARD. Bah !… j’ai cru que c’était le Corsaire.

TRISTAN, buvant. Tu y as mis le temps… pour te tromper.

GASPARD. Pardon, monsieur Tristan, c’est que j’étais occupé, là, dans le cabinet à côté, à dresser le couvert pour un vieux brave, qui vient toutes les semaines ici, avec une petite dame, faire de gentils dîners… soignés !

TRISTAN. Grand bien leur fasse ! Dis-moi, Gaspard, cette pendule va-t-elle bien ?

GASPARD.[2] Elle va comme on veut, monsieur. (Faisant avec la main le geste de tourner les aiguilles) Crrrrac !…

TRISTAN, avec dépit. Et moi qui veux partir à huit heures.

GASPARD.[3] Eh ! bien, soyez tranquille ! à huit heures précises, je viendrai vous apporter l’addition. Qu’est-ce que vous voulez manger ?

TRISTAN. Est-que je le sais ? Tout ce que tu voudras… pourvu que ce soit bon.

GASPARD. Laissez-moi faire !… je vais vous commander un joli petit dîner.

TRISTAN. Ah ! tiens ! (Il jette une pièce d’argent sur la table.) À toi, Gaspard !

GASPARD. Cinq francs !… merci, monsieur Tristan !

TRISTAN, lui remettant la lettre qu’il tient toujours dans la main. Et cette lettre… dès que je serai parti, à huit heures, tu la remettras, sous le premier prétexte, à la personne qui va dîner avec moi.

GASPARD, surpris. Ah ! bah !

TRISTAN. Oui. (À lui-même.) C’est la dernière chose qu’elle recevra de moi… Triste présent !… Il me semble que j’aurais dû… oui… un souvenir… une bagatelle… c’est mal de n’y avoir pas songé… ça lui aurait fait tant de plaisir !… et à moi aussi !… Eh ! que diable ! il y a des bijoutiers dans la galerie… c’est cela, un bracelet, une broche, un camée, n’importe quoi, mais quelque chose de joli, puisque c’est le dernier cadeau ! (À Gaspard qui dépose le couvert.) Gaspard ?

GASPARD. Monsieur ?

TRISTAN. Si cette dame arrive, dis-lui que j’arrive à l’instant, et prie-la d’attendre… je suis ici dans dix minutes. (À part, en sortant.) Pourvu que je trouve quelque chose qui lui plaise !


  1. Tristan, Gaspard.
  2. Gaspard, Tristan.
  3. Tristan, Gaspard.