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mondes contiennent[1] ; chaque possible[2] ayant droit

  1. Il faut remarquer ici que la raison du choix de Dieu se trouve non en lui-même, si ce n’est qu’il veut nécessairement le meilleur, mais dans les choses distinctes de lui, dans les différences de perfection que présentent les possibles. La bonté intrinsèque des choses tient ici autant de place, pour le moins, que la bonté même de Dieu. Aussi reproche-t-on généralement à cette doctrine de compromettre l’indépendance et la suffisance (comme dit Leibnitz lui-même pour traduire αὐτάρκεια) de l’action divine. Pour répondre à cette objection en se plaçant au point de vue de Leibniz, on peut alléguer que les possibles, selon lui, ne diffèrent de Dieu que par le degré inférieur de leur développement, que leur essence est l’essence même de Dieu plus ou moins concentrée et enveloppée, et qu’ainsi, en considérant les possibles de ce point de vue tout interne qui est le sien, Dieu ne voit rien en eux qui soit distinct de lui.
  2. Possible. Le δυνατόν, dans Aristote, est la propriété qu’a une matière de recevoir telle ou telle forme : ἒστι δ´ἡ μὲν ὒλη δ´ύναμιςμ τό δ´εῖδος ἐντέλεχεια (De anima, II, 1, 412 a, 6). Ainsi il est possible que le marbre devienne colonne. Sans doute, toute matière n’est pas apte à recevoir toute forme, et une matière donnée a quelque disposition à recevoir telles formes plutôt que telles autres, mais la passivité radicale de l’ὔλη persiste toujours, même dans une matière déjà déterminée jusqu’à un certain point et ainsi toute matière, comme telle, comporte divers achèvements : ἐνδέχεται ἄλλως. Le possible de Leibnitz n’est pas une manière d’être, une propriété, une abstraction ; c’est une essence, c’est un être, incomplètement réalisé, il est vrai, et n’existant encore qu’à l’état d’enveloppement, mais véritablement sujet et commencement de substance. Ce qui le caractérise, c’est d’abord que les parties dont il se compose ne se contredisent pas entre elles, mais sont logiquement compatibles les unes avec les autres selon le principe de contradiction. Mais ce n’est pas tout : le possible possède, en lui-même, une tendance propre à l’existence, c’est-à-dire au déploiement de la diversité qu’il recèle. Tout cela préexiste, dans le possible, à l’action divine elle-même. Quand celle-ci intervient, tout son rôle consiste à régler le passage des possibles à l’existence, c’est-à-dire, en somme, leur développement spontané, en vue de l’harmonie universelle. Ainsi chaque possible peut être réalisé ou ne pas l’être, cela dépend de la sagesse divine mais, dans la nature interne d’un possible, rien ne peut être autre qu’il n’est : tout y est lié. Un possible doit être admis à l’existence ou rejeté dans son entier. Quelle est la raison de cette transformation de la δύναμις aristotélicienne ? Leibnitz voit dans la δύναμις aristotélicienne, laquelle ne fait qu’un avec l’ὒλη, une chose, un pur objet de représentation. Or, appliquée à un objet représenté, à une chose, la notion de puissance, intermédiaire entre l’être et le non-être, est contradictoire. Une chose est ou n’est pas : il n’y a Pas de milieu. Pourtant la métaphysique ne peut se passer de cette notion de puissance. Où donc la trouvons-nous réalisée sans contradiction ? Dans la tendance propre au sujet pensant, ou tendance à passer de représentations confuses à des représentations distinctes. C’est donc cette tendance qui doit faire le fond de tout possible véritable, et le possible ne différera de l’existence que par la moindre réalisation de la tendance qui constitue tout ce qui est. Le possible d’Aristote n’en diffère du réel, et quant à l’existence, et quant à l’essence le possible de Leibnitz n’en diffère que quant à l’existence, c’est-à-dire quant au degré de développement. — Que si l’on se place à un point de vue plus moderne encore, on remarquera que, — chez Leibnitz comme chez Aristote, la différence du possible et du réel demeure objective, c’est-à-dire indépendante du sujet connaissant. Pour les déterministes modernes au contraire, le possible ne diffère du réel que subjectivement, en tant que nous ignorons certaines des conditions de l’événement futur (Voy. sup., p. 90).