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Tel est le résultat auquel, d’ordinaire, aboutit le psychologue. Mais l’historien est disposé à voir les choses sous un autre aspect. À ses yeux, tout change, et il n’y a pas deux époques exactement semblables. Les assimilations qu’on établit entre le passé et le présent ne sont jamais qu’approximatives. Et il semble qu’en effet les définitions précises, courtes, fermées et posées comme définitives, par lesquelles le philosophe aime à couronner les généralisations historiques, laissent inévitablement en dehors d’elles une partie de la réalité : comme si ce qui vit était, par essence, incompatible avec l’exactitude, l’unité, l’immutabilité d’une formule. Est-il un homme dont le caractère soit réellement invariable ? Est-il une nation dont l’histoire entière soit l’expression d’une seule et même idée ? La nature humaine elle-même renferme-t-elle un fond immuable ? Faut-il négliger des changements qui peuvent se produire jusque dans les principes des choses, sous prétexte qu’en eux-mêmes ils sont très petits et imperceptibles au premier abord ? Quand il s’agit du point de départ d’un angle, nulle modification dans l’écartement des lignes n’est indifférente.

Faut-il maintenant poursuivre l’analyse et l’abstraction, jusqu’à ce qu’on arrive à un principe véritablement identique ? Mais que restera-t-il de l’âme, au terme de cette opération ? En quoi consiste la nature humaine, réduite aux traits exactement communs à tous les hommes ? Il est clair qu’en subissant cette élimination successive de tous les éléments particuliers, elle perdra peu à peu tout ce qui fait sa grandeur. En somme, le retranchement des caractères spécifiques, la généralisation aboutit à des concepts de plus en plus vides, de plus en plus pauvres, et, en même temps, de moins en moins propres à expliquer la vie réelle. C’est qu’il est faux de placer la substance des êtres dans un élément immuable, et qu’il est impossible d’expliquer jusqu’au bout