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aux anciens hommes. Ceux-ci, sans doute, avaient au-dessus d’eux un Destin qui les écrasait ; mais, selon le mot de Pascal, alors même qu’il succombe, l’homme demeure plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt. La philosophie antique, dans ses manifestations classiques, repose sur un dualisme qui empêche le déterminisme d’être absolu. L’être est fait de deux pièces : la vérité, empire de l’éternel et du nécessaire, et le phénomène, matière instable, incapable de se fixer dans aucune forme. Cette dualité de l’être assure la possibilité des contraires, condition de la liberté. Aussi, même chez les Stoïciens, panthéistes rationalistes, le sage garde, au fond de son âme, le libre pouvoir d’acquiescer ou de résister à la destinée. C’est pourquoi les anciens professent qu’il y a deux sciences, dont la seconde ne peut rentrer dans la première : la science de l’être, parfaite et stable comme son objet, et la science du devenir, imparfaite et instable comme le devenir même.

Or la science moderne a pour caractère essentiel de tendre à abolir cette dualité. L’idée fondamentale en a été formulée par Descartes ; elle consiste à admettre qu’il y a un point de coïncidence entre le sensible et le mathématique, entre le devenir et l’être, que les choses sont, non pas des copies plus ou moins imparfaites de paradigmes intelligibles, mais des déterminations particulières des essences mathématiques elles-mêmes. De là une portée toute nouvelle attribuée au raisonnement inductif. Nulle connaissance empirique ne pouvait, comme telle, pour Aristote, prétendre à l’universalité et à la nécessité. L’expérience était invinciblement relative. Mais, si les propriétés des choses sont, dans le fond, mathématiques, l’expérience elle-même peut [136]