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les voyait trembler, non plus de froid, mais de plaisir.

Il n’était pas encore jour, lorsque je me mis en route avec mon camarade pour rejoindre le régiment.

Nous marchions, sans nous parler, par un froid plus fort encore que la veille, sur des morts et des mourants, en réfléchissant sur ce que nous venions de voir, lorsque nous joignîmes deux soldats de la ligne, occupés à mordre chacun dans un morceau de cheval, parce que, disaient-ils, s’ils attendaient plus longtemps, il serait tellement durci par la gelée qu’ils ne sauraient plus le manger. Ils nous assurèrent qu’ils avaient vu des soldats étrangers (des Croates) faisant partie de notre armée, retirant du feu de la grange un cadavre tout rôti, en couper et en manger. Je crois que cela est arrivé plusieurs fois, dans le cours de cette fatale campagne, sans cependant jamais l’avoir vu. Quel intérêt ces hommes presque mourants avaient-ils à nous le dire, si cela n’était pas vrai ? Ce n’était pas le moment de mentir. Après cela, moi-même, si je n’avais pas trouvé du cheval pour me nourrir, il m’aurait bien fallu manger de l’homme, car il faut avoir senti la rage de la faim, pour pouvoir apprécier cette position : faute d’homme, l’on mangerait le diable, s’il était cuit.

Depuis notre départ de Moscou, l’on voyait, chaque jour, à la suite de la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelée de quatre chevaux ; mais, depuis deux jours, il ne s’en trouvait plus que deux, soit qu’on les eût tués ou volés pour les manger, ou qu’ils eussent succombé. Dans cette voiture était une dame jeune encore, probablement veuve, avec ses deux enfants, qui étaient deux demoiselles, l’une âgée de quinze ans, et l’autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait Moscou et que l’on disait d’origine française, avait cédé aux instances d’un officier supérieur de la Garde, à se laisser conduire en France.

Peut-être avait-il l’intention d’épouser la dame, car déjà cet officier était vieux ; enfin, cette malheureuse et intéressante famille était, comme nous, exposée au froid le plus rigoureux et à toutes les horreurs de la misère, et devait la sentir plus péniblement que nous.

Le jour commençait à paraître, lorsque nous arrivâmes à l’endroit où notre régiment avait couché ; déjà le mouve-