Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la tête sur mon collet doublé en peau d’hermine étendu sur moi. Je me disposais à passer la nuit, mais, avant de dormir, j’avais encore une pomme de terre à manger ; c’est ce que je fis, caché par mon collet, faisant le moins de mouvements possible, de crainte que l’on ne s’aperçoive que je mangeais quelque chose, et, prenant une pincée de neige pour me désaltérer, je finis mon repas et je m’endormis, ayant bien soin de tenir dans mes bras ma carnassière, dans laquelle étaient mes vivres. Plusieurs fois dans la nuit, lorsque je me réveillais, j’avais soin de passer la main dedans, et de compter mes pommes de terre. C’est ainsi que je la passai, sans faire part à mes amis, qui mouraient de faim, du peu que le hasard m’avait procuré : c’est, de ma part, un trait d’égoïsme que je ne me suis jamais pardonné.

La diane n’était pas encore battue que, déjà, j’étais éveillé et assis sur mon sac, prévoyant que la journée serait terrible, à cause du vent qui commençait à souffler. Je fis un trou à ma peau d’ours et je passai ma tête dedans, de manière que la tête de l’ours me tombât sur la poitrine ; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais elle était tellement longue que la queue traînait à terre. Enfin l’on battit la diane, ensuite la grenadière, et quoiqu’il ne fût pas encore jour, nous nous mîmes en marche. Le nombre de morts et de mourants que nous laissâmes dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin, c’était pire encore, car, sur la route, nous étions obligés d’enjamber sur les cadavres que les corps d’armée qui nous précédaient laissaient après eux : mais c’était bien plus triste encore pour ceux qui marchaient après nous. Ceux-là voyaient les misères de tous ceux qui marchaient en avant. Les derniers étaient les corps des maréchaux Ney et Davoust, ensuite l’armée d’Italie commandée par le prince Eugène.

Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut, et, comme nous avions atteint les corps qui nous précédaient, nous fîmes une petite halte. La mère Dubois, notre cantinière, voulut profiter de ce moment de repos pour donner le sein à son nouveau-né, mais, tout à coup, elle jette un cri de douleur : son enfant était mort et aussi dur que du bois. Ceux qui étaient autour d’elle la