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il arrivait que des hommes restaient en arrière exprès, en se cachant, afin qu’on ne les forçât point à suivre leur régiment. Alors, ils tombaient sur cette viande comme des voraces ; aussi était-il rare que ces hommes reparussent, soit qu’ils fussent pris par l’ennemi, ou morts de froid.

Cette journée de marche ne fut pas aussi longue que la précédente, car, lorsque nous arrêtâmes, il faisait encore jour. C’était sur l’emplacement d’un village incendié où il ne restait plus que quelques pignons de maisons contre lesquels les officiers supérieurs établirent leur bivac pour se mettre à l’abri du vent et passer la nuit. Indépendamment des douleurs que nous avions, par suite des grandes fatigues que nous éprouvions, la faim se faisait sentir d’une manière effroyable. Ceux à qui il restait encore un peu de vivres, comme du riz ou du gruau, se cachaient pour le manger. Déjà il n’y avait plus d’amis, l’on se regardait d’un air de méfiance, l’on devenait même ingrat envers ses meilleurs camarades. Il m’est arrivé, à moi, de commettre, envers mes véritables amis, un trait d’ingratitude que je ne veux pas passer sous silence.

J’étais, ce jour-là, comme tous mes amis, dévoré par la faim, mais j’avais, plus qu’eux, le malheur de l’être aussi par la vermine que j’avais attrapée l’avant-veille. Nous n’avions pas un morceau de cheval à manger, nous comptions sur l’arrivée de quelques hommes de la compagnie, qui étaient restés en arrière, afin d’en couper aux chevaux qui tombaient. Tourmenté de n’avoir rien à manger, j’éprouvais des sensations qu’il me serait difficile d’exprimer. J’étais près d’un de mes meilleurs amis, Poumot, sergent, qui était debout près d’un feu que l’on venait de faire, en regardant de tous côtés s’il n’arrivait rien. Tout à coup, je lui serre la main avec un mouvement convulsif, en lui disant : « Mon ami, si je rencontrais, dans le bois, n’importe qui avec un pain, il faudrait qu’il m’en donne la moitié ! » Puis, me reprenant : « Non, lui dis-je, je le tuerais pour avoir tout ! »

À peine avais-je lâché la parole, que je me mis à marcher à grands pas dans la direction du bois, comme si je devais rencontrer l’homme et le pain. Y étant arrivé, je le côtoyai pendant un quart d’heure, et, tournant brusquement à