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passer la nuit le mieux possible. Nous fîmes du feu avec les débris d’armes, de caissons, d’affûts de canon ; mais, pour l’eau, nous fûmes embarrassés, car la petite rivière qui coulait près de notre camp et où il se trouvait peu d’eau, était remplie de cadavres en putréfaction ; il fallut remonter à plus d’un quart de lieue pour en avoir de potable. Lorsque nous fûmes organisés, je fus avec un de mes amis[1] visiter le champ de bataille ; nous allâmes jusqu’au ravin, à la place même où, le lendemain de la bataille, le roi Murat avait fait dresser ses tentes.

Le même jour, le bruit courut qu’un grenadier français avait été trouvé sur le champ de bataille, vivant encore : il avait les deux jambes coupées, et, pour abri, la carcasse d’un cheval dont il s’était nourri de la chair, et, pour boisson, l’eau d’un ruisseau rempli de cadavres. L’on a dit qu’il fut sauvé : pour le moment, je le pense bien, mais, par la suite, il aura fallu l’abandonner, comme tant d’autres. Le soir de cette journée, la faim commença à se faire sentir chez quelques-uns qui avaient épuisé leurs provisions. Jusqu’alors chacun, chaque fois que l’on faisait la soupe, donnait sa part de farine, mais, lorsque l’on s’aperçut que tout le monde n’y contribuait plus, l’on se cacha pour manger ce que l’on avait ; il n’y avait que la soupe de viande de cheval, que l’on faisait depuis quelques jours, que l’on mangeait en commun.

Le jour suivant, nous passâmes près d’une abbaye qui avait servi d’hôpital à une partie de nos blessés de la grande bataille. Beaucoup s’y trouvaient encore. L’Empereur donna l’ordre de les transporter sur toutes les voitures, à commencer par les siennes, mais des cantiniers, à qui l’on avait confié plusieurs de ces malheureux, les abandonnèrent sur la route, sous différents prétextes, et cela pour conserver le butin qu’ils emportaient de Moscou et dont leurs voitures étaient chargées. Cette nuit, nous couchâmes dans un bois en arrière de Ghjat, où l’Empereur logea ; pendant la nuit, pour la première fois, il tomba de la neige.

Le lendemain, 30, la route était déjà mauvaise ; beaucoup de voitures, chargées de butin, avaient peine à se traîner,

  1. Grangier, sergent. (Note de l’auteur.)