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aussi bien le connaître, ne le prenaient pas ; mais nous n’y pensâmes pas. Lorsque nous eûmes voyagé, au grand trot, un bon quart d’heure, je m’aperçus que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche, et nous éloignait de celle que suivait l’armée ; que le terrain sur lequel nous roulions, et que l’on nous faisait prendre pour un chemin, n’était qu’un remblai formant la digue d’un canal à notre droite, et d’un contre-fossé à gauche. Voulant communiquer mes observations à mes camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et à plusieurs reprises : « Halte ! Halte ! » Grangier me demanda ce que je voulais. Je redoublai mes cris : « On nous trompe, nous sommes avec des coquins ! » Alors Pierson, qui était sur le devant, tenant dans ses mains une théière en argent qu’il rapportait de Moscou, et dont il se servait à chaque instant pour faire faire du thé, se mit à son tour à crier : « Halte ! »

Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle ils étaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent les chevaux par la bride, font tourner le traîneau et nous renversent du haut en bas de la digue, du côté du contre-fossé. Heureusement pour moi, qui étais placé derrière, les jambes pendantes en dehors et sur le côté du traîneau, que j’avais pu voir leur mouvement, de sorte qu’en me laissant glisser, j’évitai de faire le grand saut, mais mes camarades roulèrent jusqu’en bas, à plus de vingt-cinq pieds, et arrivèrent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les mains gelés, ils poussaient des cris effrayants, occasionnés par les douleurs. Ces cris se changèrent en cris de rage contre les juifs qui, déjà, avaient retiré le traîneau au bord de la digue, car, tenant les chevaux par la bride, ils l’avaient empêché, quoique renversé, de rouler jusqu’en bas. Ils se disposaient à se sauver avec nos bagages, mais, comme mon fusil était avec les autres, dans le fond du traîneau, je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tête d’un juif qui, grâce à son bonnet fourré, ne l’eut point fendue en deux. Je lui en portai un second qu’il para avec la main gauche couverte d’un gant en peau de mouton. Ils allaient nous échapper, quand Pierson arriva pour me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu’ils n’avaient pas la force de