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environ à trente pas du pont, l’on commença à monter pour gagner la route. Je marchais derrière Grangier que j’avais eu le bonheur de retrouver et qui s’occupait plus de moi que de lui-même. Il me frayait un passage dans la neige, en marchant devant moi, et me criant, dans son patois auvergnat : « Allons, petiot, suis-moi ! » Mais le petiot n’avait déjà plus de jambes.

Grangier était déjà aux trois quarts de la côte, que je n’étais encore qu’au tiers. Là, s’arrêtant et s’appuyant sur son fusil, il me fit signe qu’il m’attendait. Mais j’étais si faible, que je ne pouvais plus tirer ma jambe enfoncée dans la neige. Enfin, n’en pouvant plus, je tombai de côté, et j’allai rouler jusque sur le Niémen où j’arrivai sur la glace.

Comme il y avait beaucoup de neige, je ne me fis pas grand mal ; cependant, je ressentais une douleur dans les épaules et j’avais la figure ensanglantée par les branches d’un buisson que j’avais traversé en roulant. Je me relevai sans rien dire, comme si la chose eût été toute naturelle, car j’étais tellement habitué à souffrir, que rien ne me surprenait.

Après avoir ramassé mon fusil dont le canon était rempli de neige, je voulus recommencer à monter par le même endroit, mais la chose me fut impossible. L’idée me vint de voir si je ne pourrais pas parvenir à passer sous les caissons, à la sortie du pont ; je me traînai avec peine jusque-là. Lorsque je fus près du premier, j’aperçus plusieurs grenadiers et chasseurs de la Garde montés sur les roues, et qui puisaient à pleines mains l’argent qui s’y trouvait ; je ne fus pas tenté d’en faire autant. Je ne cherchais que le moyen de passer. Mais, en ce moment, j’entends crier : « Aux armes ! Aux armes ! Les Cosaques ! » Ce cri fut suivi de plusieurs coups de fusil, ensuite d’un grand mouvement qui se propageait depuis le bas de la côte jusqu’en haut.

Pas un des grenadiers et chasseurs qui avaient la tête dans le caisson ne descendit. J’en tirai un par la jambe ; il se retourna en me demandant si j’avais de l’argent. Je lui répondis que non : « Mais les Cosaques sont là-haut ! — Si ce n’est que cela ! me répondit-il, ce n’est pas pour des canailles qu’il faut se gêner, et leur laisser notre argent ! Qui en veut ? J’en donne ! » Et, en même temps, il jeta à