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La femme qui avait entendu la voix de son mari, était accourue sur la porte au moment où nous étions encore arrêtés. L’homme, en la voyant, se mit à crier après, mais sans pouvoir se faire reconnaître au milieu de nous, où il ne pouvait bouger : elle était bien loin de penser que le Lituanien, sujet de l’Empereur de Russie, avait l’honneur d’être soldat français de la Garde impériale, marchant, en ce moment, non pas à la gloire, mais à la misère, en attendant mieux, tout cela en moins de dix minutes. J’ai pensé, depuis, que ce pauvre diable devait faire de tristes réflexions en marchant au milieu de nous !

L’on s’était remis en marche, mais lentement. Nous étions dans un endroit de la ruelle où se trouvaient plusieurs hommes morts pendant la nuit, pour avoir bu de l’eau-de-vie et avoir été saisis par le froid ; mais le plus grand nombre se trouvait dans la ville, où je ne suis pas entré.

Cependant, nous arrivons à l’endroit où se trouvent les deux issues qui conduisent au pont du Niémen ; nous marchons avec plus de facilité ; au bout de quelques minutes, nous étions sur le bord du fleuve. Là, nous vîmes que, déjà, plusieurs milliers d’hommes nous avaient devancés, qui se pressaient et se poussaient pour le traverser. Comme le pont était étroit, une grande partie descendaient sur le fleuve couvert de glace, et cependant dans un état à ne pouvoir y marcher que très difficilement, vu que ce n’était que des glaçons qui, après un dégel, avaient été de nouveau surpris par une gelée. Au risque de se tuer ou de se blesser, c’était à qui serait arrivé le plus vite sur l’autre rive, quoique d’un abord difficile ; tant il vrai que l’on se croyait sauvé en arrivant ! On verra, par la suite, combien nous nous trompions encore.

En attendant que nous puissions passer, le colonel Bodelin, qui commandait notre régiment, donna l’ordre aux officiers de faire leur possible afin que personne ne traversât le pont individuellement ; d’arrêter et de réunir ceux qui se présenteraient. Nous nous trouvions, en ce moment, environ soixante et quelques hommes, reste de deux mille ! Nous étions presque tous groupés autour de lui. L’on voyait qu’il regardait avec peine les restes de son beau régiment ;