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à sa bouche, comme pour les manger. Le feu, allumé devant lui, parut lui rendre quelque vigueur. Enfin, je payai mes paysans ; avant de nous quitter, ils nous apportèrent encore du bois, ensuite ils partirent en me faisant comprendre qu’ils reviendraient. Confiant dans leurs promesses, je leur donnai cinq francs, en les priant de me rapporter n’importe quoi, du pain, de l’eau-de-vie ou autre chose ; ils me le promirent, mais ne revinrent plus.

Pendant que nous étions dans l’écurie, il se passait, dans la ville, des choses bien tristes : les débris de corps arrivés avant nous, et même la veille, n’ayant pu se loger, bivouaquaient dans les rues ; ils avaient pillé les magasins de farine et d’eau-de-vie ; beaucoup s’enivrèrent et s’endormirent sur la neige pour ne plus se réveiller. Le lendemain, on m’assura que plus de quinze cents étaient morts de cette manière.

Après le départ des paysans, cinq hommes, dont deux de notre régiment, vinrent prendre place dans l’écurie, mais comme, en arrivant, ils avaient rencontré des soldats qui revenaient de l’intérieur de la ville et qui leur avaient dit qu’il y avait de la farine et de l’eau-de-vie, deux se détachèrent pour tâcher d’en avoir. Ils nous laissèrent leurs sacs et leurs armes, mais ne revinrent plus. Pour comble de malheur, je n’avais rien pour faire cuire du riz, car Grangier avait ma bouilloire, et personne des trois hommes restés avec nous n’avait rien dont nous puissions nous servir, et pas un ne voulut se bouger pour aller chercher un pot. Pendant ce temps, le canon grondait toujours, mais probablement à plus d’une lieue de distance. On entendait aussi le gémissement du vent, et, au milieu de ce bruit terrible, il me semblait entendre les cris des hommes mourants sur la neige, qui n’avaient pu gagner la ville.

Quoique, dans cette journée, le froid ne fût pas excessif, il n’en périt pas moins une grande quantité d’hommes. Car, pour ceux qui venaient de Moscou, c’était le dernier effort que l’homme pût faire. Sur peut-être quarante ou cinquante mille hommes qui couvraient le parcours de dix lieues, il n’y en avait pas la moitié qui avaient vu Moscou : c’était la garnison de Smolensk, d’Orcha, de Wilna, ainsi que les débris des corps d’armée des généraux Victor et Oudinot et