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manquait personne. Le grand jour était venu : alors on s’aperçut avec surprise que l’on aurait pu éviter cette montagne en la tournant par la droite, où il n’y avait que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient après nous arrivaient de ce côté sans accident. Cette traversée m’avait fatigué, à ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi : c’était un Piémontais, il se nommait Faloppa ; il y avait plusieurs jours que je ne l’avais vu.

Ceux qui ont toujours été assez heureux pour conserver leur santé, n’avoir pas les pieds gelés et marcher toujours à la tête de la colonne, n’ont pas vu les désastres comme ceux qui, comme moi, étaient malades ou estropiés, car les premiers ne voyaient que ceux qui tombaient autour d’eux, tandis que les derniers passaient sur la longue traînée des morts et des mourants que tous les corps laissaient après eux. Ils avaient encore le désavantage d’être talonnés par l’ennemi.

Faloppa, ce soldat de la compagnie que l’on avait laissé avec moi, ne paraissait pas être dans une position meilleure que la mienne ; nous marchions ensemble depuis un quart d’heure, lorsqu’il se tourna de mon côté en me disant : « Eh bien, mon sergent ! Si nous avions ici les petits pots de graisse que vous m’avez fait jeter lorsque nous étions en Espagne, vous seriez bien content et nous pourrions faire une bonne soupe ! » Ce n’était pas la première fois qu’il disait ça, et en voici la raison ; c’est un épisode assez drôle :

Un jour que nous venions de faire une longue course dans les montagnes des Asturies, nous vînmes loger à Saint-Hiliaume, petite ville dans la Castille, sur le bord de la mer. Je fus logé, avec ma subdivision, dans une grande maison qui formait l’aile droite de la Maison de Ville[1]. Cette partie, très vaste, était habitée par un vieux garçon absolument seul. En arrivant chez lui, nous lui demandâmes si, avec de l’argent, nous ne pourrions pas nous procurer du beurre ou

  1. Cette habitation était un château gothique comme il s’en trouve beaucoup en Espagne. (Note de l’auteur.)