Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’armée ; il me dit que non, qu’ayant été logé, la nuit dernière, dans un moulin éloigné de la route d’un quart de lieue, il était très probable que la colonne était passée pendant ce temps, mais qu’il en avait vu de tristes traces par quelques cadavres aperçus sur son chemin ; que ce n’était que depuis hier qu’il savait, mais d’une manière encore bien vague, les désastres que nous avions éprouvés ; qu’il allait rejoindre l’armée, comme il en avait l’ordre : « Mais il n’y en a plus d’armée ! — Et les coups de feu que j’entends ? — Ce sont ceux de l’arrière-garde, commandée par le maréchal Ney. — Dans ce cas, me répondit-il, je vais rejoindre l’arrière-garde. »

En disant cela, il m’embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce mouvement, il s’aperçoit que j’avais un carton sous le bras ; il me demande ce qu’il contenait. Lui ayant dit que c’étaient des chapeaux, et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C’était précisément ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tête, son schako de sous-officier.

Le vin qu’il m’avait fait boire m’avait réchauffé l’estomac : je me proposai de marcher jusqu’au premier bivouac ; une heure après avoir quitté Prinier, j’aperçus des feux.

C’étaient des chasseurs à pied. Je m’approchai comme un suppliant. On me dit, sans me regarder : « Faites comme nous, allez chercher du bois et faites du feu ! » Je m’attendais à cette réponse ; c’était toujours ce que l’on répondait à ceux qui se trouvaient isolés. Ils étaient six, leur feu n’était pas brillant ; ils n’avaient pas non plus d’abri pour se garantir du vent et de la neige, s’il venait à en tomber.

Je restai longtemps debout derrière, portant quelquefois le corps en avant, ainsi que les mains, pour sentir un peu de chaleur. À la fin, accablé de sommeil, je pensai à ma bouteille d’eau-de-vie. Je l’offris, on l’accepta, et j’eus une place. Nous vidâmes la bouteille à la ronde, et, lorsque nous eûmes fini, je m’endormis assis sur mon sac, la tête dans mes deux mains. Je dormis peut-être deux heures, souvent interrompu par le froid et par les douleurs. Lorsque je m’éveillai, je profitai du peu de feu qu’il y avait encore, pour faire cuire un peu de riz dans la bouilloire que le juif m’avait vendue. Je commençai par prendre de la neige