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voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les fournisseurs voulaient que tout se fît en ordre, chose impossible, puisque l’ordre n’existait plus.

Comme je voyais qu’il n’était pas possible de se procurer ce dont j’avais besoin, je me décidais à revenir au faubourg, lorsque je m’entendis appeler par mon nom ; je me retourne et, à ma grande surprise, j’aperçois Picart qui me saute au cou et m’embrasse en pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Bérézina, deux fois il avait rencontré le régiment, mais on lui avait assuré que j’étais mort ou prisonnier. Il me dit qu’il avait de la farine et qu’il allait la partager avec moi ; que, pour de l’eau-de-vie, il me conduirait chez son juif, où il se faisait fort de m’en avoir, et probablement du pain. Je le priai de m’y conduire en attendant que l’on distribuât des vivres dont j’avais la certitude que l’on aurait, puisque les magasins étaient remplis.

Je n’oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue d’une maison habitée ; il me semblait qu’il y avait des années que je n’en avais vu. Picart me fit prendre un peu d’eau-de-vie, que j’eus bien de la peine à avaler : ensuite, j’en achetai une bouteille pour vingt francs, que je mis précieusement dans ma carnassière. Mais, pour du pain, il fallait attendre jusqu’au soir ; il y avait cinquante jours que je n’en avais mangé, il me semblait que j’aurais oublié toutes mes misères, si j’en avais eu.

Le juif me conta que les premiers qui étaient arrivés le matin avaient tout dévoré ; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui, d’attendre et d’y coucher, qu’il se chargeait de nous procurer tout ce dont nous aurions besoin, et d’empêcher que d’autres n’entrent chez lui. D’après son avis, je me décidai à me reposer sur un banc contre le poêle.

Je demandai à Picart comment il se faisait qu’il était si bien avec cette famille juive, car je voyais qu’on le traitait comme un enfant de la maison. Il me répondit qu’il s’était fait passer pour le fils d’une juive ; qu’il avait, pendant les quinze jours que nous avions resté dans cette ville, au mois de juillet, toujours été avec eux à la synagogue, parce qu’à la suite de cela, il y avait toujours quelques coups de schnapps[1] à boire, et des noisettes à croquer.

  1. Schnapps, eau-de-vie.