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Le matin 9, nous partîmes pour Wilna, par un froid de vingt-huit degrés[1]. De deux divisions, fortes encore de plus de dix mille hommes, Français et Napolitains, qui, depuis deux jours, s’étaient joints à nous, ainsi que d’autres qui nous attendaient, échelonnés sur la route, à peine deux mille arrivèrent à Wilna. Le reste fut décimé dans cette terrible journée. Et cependant ces hommes étaient bien vêtus, et rien ne leur avait manqué en fait que de nourriture, car ils n’avaient quitté les bons cantonnements où ils étaient, en Poméranie et en Lithuanie, que depuis quelques jours. Lorsque nous les rencontrâmes, nous leur fîmes pitié, mais, deux jours après, ils étaient plus malheureux que nous.

Moins démoralisés que nous, on les voyait se secourir les uns les autres ; mais lorsqu’ils virent qu’ils étaient aussi les victimes de leur dévouement, ils devinrent aussi égoïstes que les autres, les officiers supérieurs comme les simples soldats.

L’espoir d’arriver, dans quelques heures, à Wilna, où nous devions avoir des vivres en abondance, m’avait rendu des forces, ou plutôt, comme beaucoup de mes camarades, je faisais, pour arriver, des efforts surnaturels. Le froid de vingt-huit degrés était au-dessus de tout ce que l’on pouvait faire. Je me sentais défaillir, il semblait que nous marchions au milieu d’une atmosphère de glace. Combien de fois, dans cette triste journée, je regrettai ma peau d’ours qui déjà, dans des froids semblables, m’avait sauvé la vie ! Je n’avais plus de respiration, des glaces s’étaient formées dans mon nez ; mes lèvres se collaient ; mes yeux, éblouis par la neige et par la faiblesse, pleuraient, les larmes se gelaient et je n’y voyais plus. Alors j’étais forcé de m’arrêter et de me couvrir la figure avec la peau d’hermine de mon collet, pour en faire fondre la glace. C’est de cette manière que j’arrivai près d’une grange à laquelle on avait mis le feu pour se chauffer. Alors je pus respirer un peu : il en était de même de presque toutes les habitations que l’on rencontrait. Dans presque toutes, il y avait des malheureux soldats qui, ne pouvant aller plus loin, s’y étaient retirés pour mourir.

Nous aperçûmes les clochers de Wilna : je voulus presser

  1. Beaucoup ont affirmé 30 ou 32 degrés. (Note de l’auteur.)