Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tableau était moins sinistre à voir ; d’ailleurs on était devenu sans pitié ; on était devenu insensible pour soi-même, à plus forte raison pour les autres ; l’homme qui tombait et implorait une main secourable n’était pas écouté. C’est de cette manière que nous arrivâmes à Smorgony ; c’était le 6.

En entrant dans cette ville, nous apprîmes que l’Empereur en était parti la veille, à dix heures du soir, pour la France, laissant le commandement de l’armée au roi Murat. Beaucoup d’étrangers profitèrent de cette occasion pour jeter de la défaveur sur l’Empereur à propos d’une démarche qui n’était que naturelle, car, après la conspiration de Malet, sa présence devenait nécessaire en France, non seulement pour la partie administrative, mais pour y organiser une nouvelle armée. On voyait, au milieu des groupes d’hommes à demi morts qui arrivaient, d’autres individus qui paraissaient tout à fait étrangers et à part des malheureux, car ils étaient bien vêtus et vigoureux ; ils criaient contre la démarche de l’Empereur. Depuis, j’ai toujours pensé que ces hommes étaient des agents de l’Angleterre qui arrivaient au-devant de l’armée pour y prêcher la défection.

Au milieu de cette multitude, je perdis un des hommes qui m’accompagnaient, mais, pressé de trouver un gîte pour passer la nuit, je ne pouvais pas le chercher. Voyant passer un officier badois faisant partie de la garnison de la ville, je le suivis avec l’autre homme qui me restait, pensant bien qu’il avait un logement où nous pourrions peut-être nous introduire. Effectivement, il entra chez un juif où il était logé, et, s’apercevant que nous le suivions, nous en facilita l’entrée. Lorsque nous y fûmes, nous nous installâmes près d’un poêle bien chaud. Il faut avoir été souffrant et malheureux comme nous l’étions, pour apprécier le bonheur d’avoir une habitation chaude, où l’on puisse passer une bonne nuit.

Dans la même chambre était un jeune officier d’état-major, malade de la fièvre et couché sur un mauvais canapé. Il me conta qu’il était malade depuis Orcha, mais que, ne pouvant aller plus loin, il allait probablement finir sa carrière, car il serait pris par les Russes : « Et Dieu sait, continua-t-il, ce qu’il en adviendra ! Pauvre mère, que dira-t-elle lorsqu’elle le saura ? »