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avaient des galons d’or ou d’argent, ils auraient du genièvre : « Si ce n’est que cela, dit le Liégeois, en voilà ! » Il avait un joli bonnet en peau d’Astrakan, dont le tour était garni d’un large galon en or ; il le donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l’affaire, qui le décousit. On nous donna du genièvre ; ensuite nous sortîmes, mais à peine étions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore plus fort, ainsi qu’au Liégeois, de sorte que je recommence à danser, et le Liégeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de marcher pour rejoindre le régiment. Pour toute réponse, nous le prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du côté du fossé, sur l’arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrivé là, le Liégeois glisse, tombe, et entraîne le sergent-major ainsi que moi dans le fossé et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents cadavres, que l’on y avait jetés depuis deux jours[1]. À cette chute inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colère, sans cependant s’être fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met à jurer après nous et le Liégeois à chanter ; me prenant par les mains, il voulait me faire danser.

Il fallait sortir, mais nous n’en avions ni la force, ni la possibilité. Partout il se trouvait des glaçons sous la neige, de sorte que, lorsque nous avions dépassé l’endroit où il n’y avait plus de cadavres, il nous était impossible de marcher. En définitive, si une compagnie de Westphaliens n’eût passé dans le moment, nous y serions restés. L’on avança une corde, mais, avec nos mains gelées, nous ne pûmes la tenir. On finit par nous descendre le côté d’une voiture qui nous servit d’échelle ; des Westphaliens nous aidèrent à remonter. Cette descente avait rendu le Liégeois et moi un peu plus calmes. Nous rejoignîmes le régiment qui s’était arrêté près d’un bois ; on se remit en marche ; une lieue plus loin, nous rencontrâmes le prince Eugène, vice-roi d’Italie, marchant à la tête d’un petit nombre d’officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupés autour de leurs

  1. Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les premiers, avaient passé la Bérézina et qui, ayant continuellement cheminé, s’étaient arrêtés dans le village, où les juifs leur avaient vendu des mauvaises liqueurs, qu’ils n’étaient plus habitués de prendre et qui les avaient fait mourir. (Note de l’auteur.)