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l’engage à rester près de moi à la tête du pont où, probablement, nous verrions son frère lorsqu’il se présenterait. Mais ce brave garçon se débarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque j’avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s’il ne revenait pas ; que, pour des armes, il n’en manquait pas de l’autre côté. Alors il va pour s’élancer à la tête du pont : je l’arrête ; je lui montre les morts et les mourants dont le pont est déjà encombré et qui empêchent les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant ensemble dans la Bérézina, pour reparaître ensuite au milieu des glaçons, et disparaître aussitôt pour faire place à d’autres. Gros-Jean ne m’entendait pas. Les yeux fixés sur cette scène d’horreur, il croit apercevoir son frère sur le pont, qui se débat au milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n’écoutant que son désespoir, il monte sur les cadavres d’hommes et de chevaux qui obstruaient la sortie du pont[1], et s’élance. Les premiers le repoussent, en trouvant un nouvel obstacle à leur passage. Il ne se rebute pas ; Gros-Jean était fort et robuste ; il est repoussé jusqu’à trois fois. À la fin, il atteint le malheureux qu’il croyait son frère, mais ce n’est pas lui ; je voyais tous ses mouvements, je le suivais des yeux. Alors, voyant sa méprise, il n’en est que plus ardent à vouloir atteindre l’autre bord, mais il est renversé sur le dos, sur le bord du pont, et prêt à être précipité en bas. On lui marche sur le ventre, sur la tête ; rien ne peut l’abattre. Il retrouve de nouvelles forces et se relève en saisissant par une jambe un cuirassier qui, à son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat par un bras ; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les épaules, s’embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Bérézina, entraînant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils vont grossir le nombre des cadavres qu’il y avait au-dessous, et des deux côtés du pont.

Le cuirassier et l’autre avaient disparu sous les glaçons,

  1. À la sortie du pont était un marais, endroit fangeux où beaucoup de chevaux s’enfonçaient, s’abattaient et ne pouvaient plus se relever. Beaucoup d’hommes aussi arrivaient, traînés par la masse jusqu’à la sortie du pont, mais, étouffés au moment où ils n’étaient plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient dessus. (Note de l’auteur.)