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Un instant après, nous vîmes un détachement d’environ trente hommes, composé de sapeurs du génie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux que nous avions pris à Orcha, où ils étaient en garnison[1]. Ce détachement, commandé par trois officiers, et qui n’était avec nous que depuis quatre jours, n’avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Bérézina. Je m’adressai à un officier pour savoir où était le quartier impérial. Il me répondit qu’il était encore en arrière, mais que le mouvement allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tête de la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde à notre cheval ; que l’ordre de l’Empereur était de s’emparer de tous ceux que l’on trouverait, pour servir à l’artillerie et à la conduite des blessés. En attendant la colonne, nous le cachâmes à l’entrée du bois.

Je ne saurais dépeindre toutes les peines, les misères et les scènes de désolation que j’ai vues et auxquelles j’ai pris part, ainsi que celles que j’étais condamné à voir et à endurer encore, et qui m’ont laissé d’ineffaçables et terribles souvenirs.

C’était le 25 novembre : il pouvait être sept heures du matin ; il ne faisait pas encore grand jour. J’étais dans mes réflexions, lorsque j’aperçus la tête de la colonne. Je la fis remarquer à Picart. Les premiers que nous vîmes paraître étaient des généraux, dont quelques-uns étaient encore à cheval, mais la plus grande partie à pied, ainsi que beaucoup d’autres officiers supérieurs, débris de l’Escadron et du Bataillon sacrés, que l’on avait formés le 22, et qui, au bout de trois jours, n’existaient pour ainsi dire plus. Ceux qui étaient à pied se traînaient péniblement, ayant, presque tous, les pieds gelés et enveloppés de chiffons ou de morceaux de peaux de mouton, et mourant de faim. L’on voyait, après, quelques débris de la cavalerie de la Garde. L’Empereur venait ensuite, à pied et un bâton à la main. Il était enveloppé d’une grande capote doublée de fourrure, ayant sur la tête un bonnet de velours couleur amarante, avec

  1. Ce sont les pontonniers et les sapeurs du génie qui nous sauvèrent, car c’est à eux à qui nous devons la construction des ponts sur lesquels nous passâmes la Bérézina. (Note de l’auteur.)