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maniement d’armes. Tout à coup, je ne l’entends plus marcher. Je me retourne, je le vois immobile et au port d’armes, marchant au pas ordinaire, comme à la parade. Ensuite il se met à crier d’une voix de tonnerre : « Vive l’Empereur ! » aussitôt je m’approche de lui, je le prends vivement par le bras, en lui disant : « Eh bien, Picart, qu’avez-vous donc ? » Je craignais qu’il ne fût devenu fou : « Quoi ? me répondit-il comme un homme qui se réveille, ne passons-nous pas la revue de l’Empereur ? » Je fus saisi en l’entendant parler de la sorte. Je lui répondis que ce n’était pas aujourd’hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses larmes couler le long de ses joues : « Eh quoi ! lui dis-je, un vieux soldat qui pleure ! — Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du bien ! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au régiment, c’est fini ! — Soyez tranquille, nous y serons aujourd’hui, j’espère, ou demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voilà que vous vous affectez comme une femme ! — C’est vrai, me répondit-il, je ne sais pas comment cela est venu. Je dormais ou je rêvais, mais cela va mieux. — À la bonne heure, mon vieux ! Ce n’est rien. La même chose m’est arrivée plusieurs fois, et le soir même que je vous ai rencontré. Mais j’ai le cœur plein d’espérance depuis que je suis avec vous ! »

Tout en causant, je voyais mon guide qui s’arrêtait souvent comme pour écouter.

Tout à coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige, et nous commander d’une voix brusque : « Silence ! » « Pour le coup, dis-je en moi-même, c’est fini ! Mon vieux camarade est fou ! Que vais-je devenir ? » Je le regardais, saisi d’étonnement ; il se lève et se met à crier, mais d’une voix moins forte que la première fois : « Vive l’Empereur ! Le canon ! Écoutez ! Nous sommes sauvés ! — Comment ? lui dis-je. — Oui, continua-t-il, écoutez ! » Effectivement, le bruit du canon se faisait entendre : « Ah ! je respire, dit-il, l’Empereur n’est pas prisonnier, comme le coquin d’émigré le disait hier. N’est-il pas vrai, mon pays ? Cela m’avait tellement brouillé la cervelle, que j’en serais mort de rage et de chagrin. Mais, à présent, marchons dans cette direction : c’est un guide certain. » L’enfant d’Israël nous assurait que