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neige fondue qui, à chaque instant, me faisait tomber ; la nuit me surprit au milieu de toutes ces misères.

Le vent du nord avait redoublé de furie ; j’avais, depuis un moment, perdu de vue mes camarades ; plusieurs soldats, isolés comme moi, étrangers au corps dont je faisais partie, se traînaient péniblement en faisant des efforts surnaturels afin de regagner la colonne dont ils étaient, comme moi, séparés depuis quelque temps. Ceux à qui j’adressais la parole ne me répondaient pas ; ils n’en avaient pas la force. D’autres tombaient, mourants, pour ne plus se relever. Bientôt, je me trouvai seul, n’ayant plus pour compagnons de route que des cadavres qui me servaient de guides ; les grands arbres qui la bordaient avaient disparu. Il pouvait être sept heures ; la neige qui, depuis quelque temps, tombait avec force, m’empêchait de voir la direction de mon chemin ; le vent, qui la soufflait avec violence, avait déjà remblayé les traces que la colonne laissait après elle.

Jusqu’alors, j’avais toujours porté ma peau d’ours, le poil en dehors. Mais, prévoyant que j’allais passer une mauvaise nuit, je m’arrêtai un instant, et, afin d’avoir plus chaud, je la mis le poil en dedans ; c’est elle à qui je dois le bonheur d’avoir pu, dans cette nuit désastreuse, résister à un froid de plus de vingt-deux degrés, car, l’ayant arrangée sur l’épaule droite qui était le côté de la direction du vent du nord, je pus alors marcher ainsi pendant une heure, temps auquel je suis persuadé n’avoir pas fait plus d’un quart de lieue, car souvent enveloppé par des tourbillons de neige, obligé de tourner malgré moi, je me trouvais avoir retourné sur mes pas, et ce n’était que par les corps morts d’hommes, de chevaux, les débris de voitures et autres, que j’avais passés un instant avant, que je m’apercevais que je n’étais plus dans la même direction ; alors il fallait m’orienter de nouveau.

La lune, ou une lueur boréale comme on en voit souvent dans le nord, se montrait par moments ; lorsqu’elle n’était pas obscurcie par des nuages noirs qui marchaient d’une vitesse effrayante, elle me mettait à même de distinguer les objets : j’aperçus, mais bien loin encore, une masse noire que je supposai être cette immense forêt que nous devions traverser avant d’arriver à la Bérézina, car nous étions alors