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sais si la fatigue y avait contribué, car depuis que les débris des corps d’armée nous avaient rejoints, nous étions obligés de partir de grand matin, et nous marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours étaient tellement courts qu’il ne faisait clair qu’à huit heures, et nuit avant quatre. C’est pourquoi que tant de malheureux soldats s’égarèrent ou se perdirent, car l’on arrivait toujours la nuit au bivac, où tous les débris des corps se trouvaient confondus. L’on entendait des hommes qui, à chaque instant de la nuit, arrivaient, crier d’une voix faible : « Quatrième corps !… Premier corps !… troisième corps !… Garde impériale !… » et d’autres couchés et sans force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s’efforçaient de répondre : « Ici, camarades ! » car ce n’était plus son régiment que l’on cherchait, mais le corps d’armée auquel on avait appartenu et qui avait encore tout au plus la force de deux régiments où, quinze jours avant, il y en avait trente.

Personne ne pouvait plus se reconnaître, ni indiquer le régiment auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, après avoir marché une journée entière, étaient obligés d’errer une partie de la nuit pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y parvenaient ; alors, ne connaissant plus l’heure du départ, ils se livraient trop tard au sommeil et, en se réveillant, ils se trouvaient au milieu des Russes. Que de milliers d’hommes furent pris et périrent de cette manière !

J’étais toujours près du feu, debout et tremblant, appuyé sur mon fusil. Trois hommes étaient assis autour, ne disant rien, regardant machinalement passer ceux qui étaient sur la route, et ne paraissant pas disposés à partir, parce qu’ils n’en avaient plus la force. Je commençais à m’inquiéter de ne pas voir passer le régiment, lorsque je me sentis tirer par ma peau d’ours. C’était Grangier qui, m’ayant aperçu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le régiment passait. Mais j’avais tellement les yeux abattus, qu’en regardant je ne le voyais pas : « Et notre femme ? Me dit-il. — Qui t’a dit que j’avais une femme ? — Le sergent-major ; mais où est-elle ? — Je n’en sais rien, mais je sais qu’elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge et dont j’ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu m’en