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Cependant, d’après mes instances, il envoya encore trois hommes qui, un instant après, revinrent avec un vieux chasseur à cheval de la Garde, qu’ils soutenaient sous les bras. Ils nous dirent qu’ils en avaient laissé beaucoup d’autres qu’il faudrait porter, mais que, ne le pouvant pas, ils les avaient déposés près d’un grand feu, en attendant que l’on puisse les aller chercher. Le vieux chasseur avait, à ce qu’il me dit, presque tous les doigts des pieds gelés. Il les avait enveloppés dans des morceaux de peaux de mouton. Sa barbe, ses favoris et ses moustaches étaient chargés de glaçons. On le conduisit près du feu, où on le fit asseoir. Alors il se mit à jurer contre Alexandre, l’empereur de Russie, contre le pays et contre le bon Dieu de la Russie. Ensuite il me demanda si l’on avait fait une distribution d’eau-de-vie. Je lui répondis que non, et que, jusqu’à présent, je n’en avais pas entendu parler ; qu’il n’y avait pas apparence d’en avoir : « Alors, dit-il, il faut mourir ! »

Le jeune officier allemand ne put résister plus longtemps en voyant un vieux guerrier souffrir de la sorte ; il leva son manteau, et, tirant une bouteille de sa poche avec de l’eau-de-vie, il la lui présenta : « Merci, dit-il, vous m’empêchez de mourir ; si une occasion se présentait de vous sauver la vie aux dépens de la mienne, vous pouvez être assuré que je ne balancerais pas un instant ! Assez causé, rappelez-vous Roland, chasseur à cheval de la Vieille Garde impériale à pied, ou, pour ainsi dire, sans pieds, pour le moment. Il y a trois jours que j’ai dû abandonner mon cheval, et, pour ne pas le laisser souffrir plus longtemps, je lui ai brûlé la cervelle. Ensuite, je lui ai coupé un morceau de la cuisse dont je vais manger un peu. »

En disant la parole (sic), il tourna son portemanteau qu’il avait sur son dos, et en tira de la viande de cheval qu’il offrit d’abord à l’officier qui lui avait donné de l’eau-de-vie, et ensuite à moi. L’officier lui présenta encore sa bouteille et le pria de la garder. Le vieux chasseur ne savait plus comment lui témoigner sa reconnaissance. Il lui répéta encore, soit en garnison, ou en campagne, de se rappeler de lui, et finit par dire : « Les bons enfants ne périront jamais ! » Mais il reprit aussitôt qu’il venait de dire une grosse bêtise, « car, dit-il, que de milliers d’hommes morts depuis trois