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le cœur. Il continua, d’un accent plus accablé :

— « Tout m’a réussi ! » et il haussa les épaules : « C’est vrai, ça en a l’air, quand on rédige ce bilan avec des mots… En fait, trente-deux ans, c’est la jeunesse finie, la vraie jeunesse, la seule… La santé, la fortune, c’est quelques ennuis de moins, et pour combien de temps ? Ce n’est pas un bonheur de plus… Ma carrière ? Ne parlons pas de cette sottise-là, si tu veux bien… Mon mariage ? … » Il s’arrêta une seconde, comme s’il reculait devant cette confidence ; puis, avec une âpreté dans la voix qui fit frémir Pierre, car elle révélait que l’abcès intérieur crevait et jetait son pus : « Mon mariage ? Eh bien ! c’est une chose manquée, comme le reste, affreusement, sinistrement manquée… D’ailleurs, qu’importe, » fit-il en secouant la tête, « ça ou autre chose ! … » Et il insista, sans que Pierre l’interrompît maintenant : « Tes-tu jamais demandé pourquoi je m’étais décidé à me marier ? Tu as pensé, comme tout le monde, que j’en avais assez de la solitude, que je voulais ranger ma vie, que j’avais rencontré réunies les conditions d’une alliance raisonnable : tout y était, une grosse dot, un nom honorable, une jolie personne bien élevée, et tu as trouvé cela très naturel… Je ne te le reproche pas. C’est le préjugé courant. On est l’esclave des mœurs, sans même s’en douter. On se demande pourquoi quelqu’un ne s’est pas marié, comme tout le monde. Mais pourquoi quelqu’un s’est marié, comme tout le monde, quand ce quelqu’un n’était pas tout le monde, cela,