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Les deux grandes toiles, conservées fraîches par un long exil loin de la lumière, souriaient aux visiteurs, de ce sourire énigmatique dont avait parlé le vieux collectionneur. Une grâce voluptueuse et coupable flottait dans les prunelles de donna Maria Alfani, autour de ses lèvres pourpres, de ses joues pâles, de ses cheveux sombres. Ce délicat visage, souple, subtil, dans les raideurs de la haute fraise verte, gardait un dangereux attrait fascinateur. L’orgueil passionné d’un adultère hardi illuminait les yeux noirs du jeune homme. Cette identité dans les couleurs du costume, dans la nuance des œillets que l’un et l’autre personnage tenaient à la main, dans la pose des corps, cette audace de la devise arborée sur la ceinture de la jeune femme et sur la toque du jeune homme semblaient prolonger après la mort leur criminelle liaison. C’était un défi au vengeur qui avait bien pu les tuer, mais non pas les séparer, puisqu’ils étaient là, sur le même panneau du même mur, proclamant leur audacieuse intimité, glorifiés en elle par la magie de l’art, se regardant, se parlant, s’aimant… Ely et Pierre ne purent se retenir d’échanger ce regard des amants vivants qui rencontrent les reliques des amants d’autrefois et qui sentent d’une façon poignante, au contact d’un passé pour toujours évanoui, la fragilité de leur bonheur présent. Pour Ely, cette émotion était plus vive encore : le menaçant adage du cardinal-pirate, ce chi non muore, si rivede, avait fait de nouveau passer sur elle ce frisson qu’elle avait senti sur le bateau, à la plus