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différemment, car le premier dit avec mépris :

— « Ils n’ont même pas su établir un chemin de fer à double voie sur cette côte. C’est de l’ouvrage trop difficile pour des gens d’ici. Moi, de Marionville à Dulutb, ma ligne a quatre voies, et il y avait de bien autres tunnels à creuser ! … »

— « Mais, c’est déjà trop de ceci, » dit Hautefeuille en montrant une locomotive qui, lentement, cheminait le long de cette plage et poussait un panache de fumée. « À quoi bon les inventions modernes dans les vieux pays ? … Comment pouvez-vous rêver dans ce décor, sur cette Riviera comme sur l’autre, une existence de luttes et d’âpres efforts ? C’est une oasis à côté de vos usines que la Provence et que l’Italie. Respectez-les. Il faut bien un coin pour les amoureux et les poètes, pour ceux qui veulent se composer une vie d’émotions heureuses et inoffensives, et dont tout le rêve est une solitude à deux dans des paysages de nature et d’art. Ah ! ce matin, comme celui-ci est doux et apaisé ! … »

Cette exaltation, grâce à laquelle l’amant heureux répondait des phrases lyriques aux remarques positives de l’Américain, sans même sentir le comique de ce contraste, devait durer tout le jour. Elle s’accrut avec l’heure avançante, lorsque les passagers de la Jenny remontèrent sur le pont les uns après les autres, et quand Mme de Carlsberg lui apparut de nouveau, un peu pâlie, un peu lassée. Elle avait dans les yeux cette tendresse mélangée d’anxiété qui rend si touchant le regard d’une femme amoureuse au lendemain de la première possession. Quel trouble en elle, à l’approche de cette rencontre, où elle va lire le sort