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de tout son être : cette soudaine invasion du radieux paysage par la tristesse du soir, c’était le symbole cruellement exact de son âme à cette minute. Ainsi la joie sereine de son ciel intime venait d’être ternie, voilée, effacée par la soudaine évocation de son passé. Cette analogie lui avait rendu presque poignante la contemplation de cette tragédie du couchant, cette bataille perdue d’avance que livraient désespérément les derniers feux du jour à l’ombre de la nuit. Par bonheur, la magnificence du spectacle avait été si souveraine que même les âmes légères des mondains ses compagnons en avaient subi la solennité. Personne n’avait dit une parole pendant les quelques instants qu’avaient duré cette apothéose, puis cette agonie de la lumière à l’horizon occidental. Maintenant que le papotage reprenait, Ely eût voulu partir, fuir bien loin, — fuir même Hautefeuille, dont le voisinage lui faisait peur. Elle craignait, remuée comme elle était, d’avoir auprès de lui une crise de larmes qu’elle ne pourrait pas expliquer. Elle lui dit, comme il s’approchait d’elle : — « Il faut vous occuper un peu des autres… » Et elle se mit elle-même à parcourir le pont, de l’arrière à l’avant et de l’avant à l’arrière, en compagnie du seul Dickie Marsh. L’Américain avait l’habitude, à bord, de se donner chaque jour une certaine quantité de mouvement, dosée le podomètre à ta main. Il regardait l’heure, et il allait et venait, d’un point à un point, sur une distance mesurée d’avance, jusqu’à ce qu’il fut