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reconnaissait, dans le maniaque de science, à la tournure, demeurée svelte malgré la soixantaine approchante, au ton de commandement qu’avaient gardé les moindres inflexions de la voix, à la face martiale où se voyait la cicatrice d’un glorieux coup de sabre reçu à Sadowa, aux deux longues moustaches toutes grises sur le pourpre du teint. Ce qui ne s’oubliait pas, lorsqu’on avait une fois rencontré cet homme singulier, c’étaient les yeux, des yeux très bleus, très clairs et d’une inquiétude sauvage, sous des sourcils blonds, presque roux et d’une formidable épaisseur. L’archiduc avait cette originalité de porter toujours, même en tenue de soirée, de fortes bottines lacées, qui lui permettaient, le repas à peine fini, de sortir à pied, accompagné tantôt de son aide de camp, tantôt de Verdier, pour d’interminables promenades nocturnes. Il les prolongeait parfois jusqu’à trois heures du matin, n’ayant pas d’autre moyen de procurer un peu de sommeil à ses nerfs malades. Cette extrême nervosité se trahissait à ses mains, très fines, mais brûlées d’acides, noires de limaille, déformées aux outils du laboratoire, et dont les doigts se crispaient sans cesse en mouvements désordonnés. À tous ses gestes, d’ailleurs, on pouvait deviner le trait dominant de son caractère, cette infirmité morale qui n’a pas de nom précis dans la langue : — l’incapacité de durer dans une sensation ou dans une volonté quelconque. C’était le secret du malaise que cet homme, si distingué par certains côtés, répandait autour de lui et dont