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phénoménisme a rencontré dans M. Leconte de Lisle une âme essentiellement, uniquement poétique. Ces âmes-là sont celles qui éprouvent le plus ardent besoin d’une solution humaine de la vie humaine. Car nos exigences sont en raison directe de nos facultés ; et l’âme poétique, possédant plus qu’aucune autre le pouvoir de sentir, subit plus qu’aucune autre le désir effréné de sentir toujours. Elle veut durer, fût-ce afin de souffrir encore. Au fond de toutes les théories sur Dieu et l’autre monde, c’est bien ce désir de garder le pouvoir d’impression qui se retrouve sans cesse. C’est le moi sentimental qui se refuse en nous à mourir. Spinoza, qui fut un psychologue aussi délicat qu’il était un puissant métaphysicien, invitait le Sage idéal de son Éthique à se réfugier dans le moi intellectuel, — car ce moi intellectuel est seul capable de se renoncer lui-même. Ne le fait-il pas chaque fois qu’il comprend et qu’il s’identifie à l’objet de sa pensée ? S’abîmer dans l’univers par l’intelligence et annuler ainsi sa personne dans l’infinie nature, c’est le conseil encore de Marc-Aurèle ; mais le cœur, lui, cet affamé de vie individuelle, le cœur pour qui ne plus se sentir sentir est une destruction totale, tandis que pour l’esprit ne plus