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LE DISCIPLE

heure de cette félicité une fois goûtée, peut-être aurais-je accepté à nouveau le pacte fatal, avec la froide résolution de le tenir. Mais cette félicité n’en avait pas moins été vraie, et cette certitude de ma mémoire suffisait à me sauver des affolements d’auparavant. Et puis cet amour était-il réellement, irrémédiablement fini ? En agissant avec moi comme elle avait agi, Mlle de Jussat m’avait prouvé une passion très profonde. Était-il possible qu’il n’en demeurât rien dans ce cœur romanesque ? Aujourd’hui et à la lumière de la tragédie qui a terminé cette lamentable aventure, je comprends que précisément ce caractère romanesque empêchait tout retour de ce cœur exalté. Elle n’avait pas une minute admis l’idée qu’elle pût être ma femme, fonder avec moi une famille. Elle n’avait pu faire ce qu’elle avait fait que par un accès de délire qui l’avait enlevée à la vie, à sa vie. Elle avait aimé en moi un mirage, un être absolument différent de moi-même, et la vision subite de ma vraie nature ayant du coup déplacé ce plan d’illusion, elle me haïssait de toute la puissance de son ancien amour. Hélas ! avec toutes mes prétentions à la psychologie savante, je n’ai pas vu cette évolution de cette âme, alors. Je n’ai pas soupçonné non plus qu’elle chercherait à tout prix le moyen de me connaître davantage et qu’elle irait, dans l’égarement de ses dégoûts actuels, jusqu’à me traiter comme les juges