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LE DISCIPLE

tristesse que j’éprouvais alors, mais un desséchement absolu de ma tendresse, un retour rapide — rapide comme l’action d’un précipité chimique — à un état d’âme antérieur. Je ne crois pas que ce déplacement de sensibilité ait demandé plus d’une demi-heure. Je continuais de regarder Charlotte en m’abandonnant à ces passages d’idées, avec le délice d’une liberté reconquise. La plénitude de la vie volontaire et réfléchie affluait en moi maintenant, comme l’eau d’une rivière dont on a levé l’écluse. La maladive nostalgie de sa présence avait, durant notre séparation, dressé une barrière contre laquelle s’était endigué le flot de mes sentiments anciens. Cette barrière supprimée, je redevenais moi et tout entier. Elle, cependant, s’était assoupie peu à peu. J’entendais son souffle égal et léger, puis brusquement un grand soupir, et elle s’éveilla :

— « Ah ! » me dit-elle en me serrant contre elle d’une façon presque convulsive, « vous êtes là, vous êtes là. J’avais perdu connaissance… J’ai rêvé… Ah ! quel rêve !… J’ai vu mon frère qui marchait sur vous… Dieu ! l’horrible rêve !… »

Elle me donna de nouveau un baiser, et, comme sa bouche était près de ma bouche, l’heure sonna. Elle écouta le tintement de la pendule, et compta jusqu’à quatre.

— « Quatre heures, » dit-elle, « il est temps… Adieu, mon amour, encore adieu… »