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LE DISCIPLE

ivre de moi ! Je répétai mentalement à plusieurs reprises cette syllabe ; « Morte, morte, morte… » et ce qu’elle représente de subit écroulement dans la nuit, d’irréparable chute dans le noir, le froid, le vide, me serra soudain le cœur. Cette entrée dans le gouffre sans fond du néant, qui me semblait, non pas seulement aisée, mais passionnément désirable quand la fureur de l’amour malheureux me dominait, — tout d’un coup, et cette fureur une fois apaisée, m’apparut comme la plus redoutable des actions, la plus folle, la plus impossible à exécuter ainsi… Charlotte continuait de fermer ses yeux, ses cheveux toujours défaits. Qu’elle était jeune, fragile, enfantine presque, dans son attitude, combien à ma merci ! L’amincissement de sa pauvre figure, rendu plus visible par la clarté adoucie de la lampe, me disait trop ce qu’elle avait senti depuis des jours. Et j’allais la tuer, ou du moins l’aider à se tuer. Nous allions nous tuer… Un frisson me secoua tout entier à cette pensée, et j’eus peur… Pour elle ? Pour moi ? Pour tous les deux ? Je ne sais pas. J’eus peur, une peur paralysante et qui glaça mon être le plus secret, cette âme de mon âme, cet indéfinissable centre de notre énergie. Subitement, par une volte-face d’idées pareille à celle des mourants qui jettent un dernier regard sur leur existence, et aperçoivent, dans le mirage d’un infini regret, les joies connues ou convoi-